LLE
fut nommée la rue Courte lorsque l'alignement en fut tracé, par
opposition à la rue Longue qui lui est parallèle et qui devait
en effet se prolonger un peu au-delà de celle-ci à chacune de
ses extrémités. Mais étant demeurée entièrement
inhabitée pendant fort longues années, on lui donna le nom de
rue des Champs qui lui est resté. Elle n'est bordée d'un côté
que par de petites niaisons dont la plupart sont des dépendances de celles
qui sont situées sur la ligne méridionale de la rue Longue-Saint-Jean,
lesquelles ont presque toutes des jardins entre elles et ces dépendances.
L'autre côté, c'est-à-dire la ligne méridionale de
la rue des Champs, est à peu près entièrement occupé
par les bâtiments de la maison hospitalière du Refuge qui y fut
transférée vers la fin du XVIIe siècle, peut-être
même au commencement du XVIIIe. Cette maison avait été fondée,
en 1640, pour y renfermer les femmes de mauvaise vie. Elle fut établie
d'abord au faubourg des Cordeliers, puis réunie, deux ans après,
à l'hôpital de la Charité dont elle fut séparée
en 1668. Jusqu'à la révolution, le parlement y a fait renfermer
les femmes condamnées pour crimes aux galères à temps ou
à vie. Les enfants orphelins de l'hôpital de la Charité
occupent aujourd'hui ce local depuis que ce dernier hôpital a été
converti successivement en dépôt de mendicité sous l'empire,
puis en séminaire dirigé par les PP. de la Foi sous la restauration,
enfin en école d'Arts et Métiers il y a quelques années.
Le poète Jean de Cabanes, dont nous parlerons plus bas, 1
nous a conservé dans une satire violente en quatorze ou quinze cents
vers provençaux et qui est demeurée manuscrite, le souvenir d'une
mère ou supérieure de la maison du Refuge qui vivait dans
les premiers temps de l'établissement de cette maison. Cette méchante
femme, que Cabanes appelle la Drouillade, était, suivant lui, native
de la Flèche où son père exerçait l'état
de cordonnier. Expulsée de son pays natal et plus tard de Paris à
cause de sa mauvaise conduite, elle avait traversé la France, en habits
d'homme, avec une compagne de ses débauches, et elles vinrent se fixer
à Toulon. Bientôt, reconnues et menacées de la prison, elles
s'affublèrent d'une robe de bure, et prenant le masque de la piété,
elles imposèrent alors au public par leur faux air de dévotion.
La Drouillade se fit appeler la sur de la Croix, et sa compagne la sur
du Calvaire. Le procureur-général Balthazar de Rabasse-Vergons,
2 informé
de la sainteté de ces prétendues dévotes, fit venir la
sur de la Croix à Aix pour y être la supérieure de
la maison du Refuge, et la plupart des dames de qualité de la ville vinrent
la visiter ; quelques-unes même lui confièrent la direction de
leurs filles.
Dès que la Drouillade se vit solidement établie dans son poste,
elle inventa, pour la correction des galériennes qui lui étaient
soumises, des supplices inconnus jusqu'alors.
Tantôt elle les saignait elle-même, leur enlevant une plus ou moins
grande quantité de sang, suivant son caprice ; tantôt elle les
plaçait dans un trou creusé dans la terre d'où elles ne
sortaient que la tête, et les arrosait de temps à autre comme des
plantes, jusqu'à l'expiration de la peine : quatre d'entre elles, assure
le poète, moururent de cette manière. D'autres fois, elle les
fesait pendre par-dessous les aisselles. La Drouillade fit plus encore : elle
fit construire le long d'un mur une espèce de niche de la hauteur de
six pieds environ, hérissée de pointes de fer de tous les côtés,
excepté la place où la patiente devait poser les pieds, et là
elle plaçait toutes nues les malheureuses qui lui déplaisaient
et auxquelles elle appliquait des coups de nerf de buf qui les obligeaient
à se jeter d'un ou d'autre côté sur ces pointes de fer.
Les cris que poussaient ces misérables étaient entendus dans la
maison, mais personne n'osait parler dans la crainte de s'exposer à la
vengeance de cette tigresse.
Une fille pieuse nommée Claire Pons, vivait dans la retraite à
la campagne non loin de la ville. La Drouillade alla la voir et sut l'attirer
auprès d'elle, lui persuadant que ses austérités n'étaient
bonnes qu'à elle seule et seraient bien plus méritoires devant
Dieu si elle consacrait ses soins aux galériennes renfermées dans
la maison du Refuge. Claire Pons se laissa entraîner; mais étant
bientôt témoin de tant d'abominations, elle demanda à se
retirer et à retourner dans sa retraite. La Drouillade, craignant qu'elle
ne parlât et qu'elle ne fût crue, la renferma dans un cachot, la
plaçant de temps à autre dans la niche dont nous avons parlé
et l'y accablant de coups de nerf de buf, ce qui dura pendant sept ans,
s'il faut en croire le poète historien.
Les dames de Sénas et de Berulle étant allées un jour visiter
la maison du Refuge, entendirent les cris lamentables que jetait la malheureuse
Pons, et demandèrent à la Drouillade d'où venaient ces
cris. La mère répondit en balbutiant, et madame de Sénas
ayant persisté dans ses questions, en reçut des soufflets, des
coups de pieds et autres mauvais traitements pour lui apprendre, disait la mère,
à ne point se mêler de ce qui ne la regardait pas. Une plainte
fût portée au parlement, qui commit un de ses membres pour informer.
Le détail de cette procédure serait trop long à rapporter
; il suffira de dire que la Drouillade obtint, par le crédit de ses protecteurs,
que l'affaire fût évoquée au conseil du roi. Les pièces
furent donc envoyées à Paris et finirent par se perdre dans les
bureaux de la chancellerie. La seule satisfaction qu'obtint Claire Pons, fut
sa mise en liberté.
La sur de la Croix se démit enfin de ses fonctions, acheta un terrain
enclos de murs avec un joli bâtiment à l'entour de la ville et
s'y retira, 3
ayant obtenu du roi le titre de sur hospitalière et la permission
de surveiller les hôpitaux, les filles pauvres, les servantes, etc. Le
conseil de ville, consulté par le parlement sur l'enregistrement de cette
patente, s'y opposa formellement sur la vive insistance de l'avocat Fabry, 4
dernier consul, qui n'avait jamais été la dupe de l'hypocrisie
de cette femme. Elle convertit alors son enclos en lieu de prostitution, et,
quatre ans plus tard, lorsque le duc de Savoie pénétra en Provence,
des soupçons s'étant élevés qu'elle y cachait furtivement
des ennemis secrets du roi, le comte de Grignan fit investir pendant la nuit
sa demeure, d'où l'on vit s 'évader plusieurs personnes averties
par le bruit que firent les soldats en arrivant. Quelques jours après,
un honnête bourgeois se promenant proche de là, trouva, sous un
tas de pierres, des coins qui paraissaient avoir appartenu à de faux
monnayeurs, et il était connu que la Drouillade avait coopéré
à la fabrication de clichés représentant les portraits
de l'archevêque Daniel de Cosnac et du premier président le Bret.
Il n'en fallut pas davantage pour démasquer cette femme. Ses protecteurs
l'abandonnèrent et elle fut condamnée, par arrêt du parlement,
à l'amende honorable, tenant un flambeau ardent à la main ; à
être fouettée jusqu'au sang sur toutes les places et tous les carrefours
accoutumés de cette ville, et en être bannie ensuite pour le reste
de ses jours. Celui où cet arrêt fut exécuté, une
populace immense s'attacha aux pas de la patiente et du bourreau en excitant
celui-ci par ses cris à frapper de toutes ses forces : piquo, Bastian
! 5 tant
étaient grandes l'animosité et l'indignation contre cette misérable,
qui souffrit, dit Cabanes, le renouvellement et la longueur de son supplice,
sans verser aucune larme ni pousser un seul cri de douleur.
1 Voyez ci-dessous,
rue Mazarine. Retour
2 C'était le sixième de sa famille procureur-général au parlement, et son neveu fut le septième à sa mort arrivée en 1698. Jean de Cabanes parle constamment très mal de lui dans cette satire dont nous possédons une copie et par laquelle on juge facilement qu'il était son ennemi personnel, ce qui doit affaiblir le témoignage du poète historien. On peut juger d'ailleurs de l'exagération de celui-ci par le passage de son poème où il porte au nombre de dix mille les victimes que la Drouillade fit périr dans la maison du Refuge. Mais, exagération à part, on peut dire que cette méchante femme méritait un châtiment plus rigoureux que celui qu'elle reçut. Retour
3 Cet enclos est nommé, par Cabanes, l'enclos de Peynier. Nous n'avons pu découvrir dans quel quartier il était situé ; mais nous présumons, sans aucune espèce de certitude et sur de simples conjectures, que c'est celui qui se trouve à sept ou huit minutes loin de la ville, en sortant par la porte Saint-Jean, sur la joute d'Italie à la droite, un peu après avoir dépassé le cours Sainte-Anne, là où l'on prend la descente pour arriver au pont de la Torse. Retour
4 Joseph-Gaspard Fabry était consul d'Aix en 1703, et le duc de Savoie, Victor Amédée II, vint mettre le siége devant Toulon en 1707. Retour
5 Frappe, Bastien ! Bastien, diminutif
de Sébastien, était le nom de l'exécuteur des hautes-uvres
à Aix, en ce temps-là. Retour