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MONUMENT, que nous avons vu détruire dans notre enfance et dont il nous
reste de bien faibles souvenirs, était en grande partie l'ouvrage des
Romains; mais nos anciens auteurs étaient peu d'accord sur l'époque
précise de sa construction. L'opinion la plus probable est que les deux
tours appelées , l'une du Trésor, l'autre du Chaperon, dataient
du temps de Marius, et que la troisième, dite de l'Horloge, était
un mausolée élevé à trois patrons de la colonie,
vers le milieu du IIe siècle de l'ère vulgaire. Les trois urnes
trouvées dans l'intérieur de cette tour, qu'on voit aujourd'hui
à la bibliothèque Méjanes, et la médaille de L.
Oelius Verus qui était contenue dans l'urne de porphyre attestent la
destination du monument et le temps où il fut construit.
Palais de Comtes de Provence et des Cours souveraines démoli
en 1786.
Quant aux deux autres tours, évidemment d'une date plus
ancienne, elles servaient de défense à la principale porte de
la ville de Sextius que Marius voulut protéger contre l'approche des
Barbares. Les préteurs romains y firent leur résidence, et l'on
y voyait encore, dans ces derniers temps, le cachot où saint Mitre avait
été renfermé et qui avait conservé le nom de ce
saint martyr.Ces tours échappèrent à la destruction lors
des invasions des Lombards et des Sarrasins, et lorsque les comtes catalans
vinrent fixer leur résidence à Aix, ils bâtirent autour
d'elles un vaste palais qui leur servit de demeure ainsi qu'à
leurs successeurs. C'est là que fut célébré, en
1193, le mariage d'Alphonse, second fils d'Alphonse 1er, roi d'Aragon et comte
de Provence, avec Garsende de Sabran, petite fille et héritière
de Guillaume IV, comte de Forcalquier, mariage qui unit irrévocablement
ce comté à la Provence en 1209.
Alphonse II, successeur de son père en 1196, et la comtesse Garsende,
sa femme, 1
tinrent à Aix la cour la plus polie qui fut alors en Europe.
Protecteur des troubadours et troubadour lui-même, ce prince fit fleurir
dans ses Etats les sciences et les arts, de même que le fit après
lui Raymond-Bérenger IV, son fils, dernier comte de sa race. Celui-ci
ne laissa à sa mort, arrivée à Aix le 19 août 1245,
que quatre filles qu'il avait eues de Béatrix de Savoie, sa femme : Marguerite,
épouse de Louis IX (saint), roi de France ; Eléonore, mariée
à Henri III, roi d'Angleterre ; Sancie, femme de Richard, comte de Cornouailles
et roi des Romains, frère d'Henri III ; et Béatrix qui, après
la mort de son père dont elle fut l'héritière, épousa
Charles 1er, comte d'Anjou, frère du roi saint Louis, et depuis roi de
Naples. Ces quatre reines étaient nées dans le palais d'Aix, et
quels regrets n'éprouve-t-on pas à ne pouvoir plus parcourir les
chambres qu'elles avaient habitées pendant leurs jeunes ans ! Marguerite
surtout fut une héroïne ; elle suivit son royal époux dans
sa croisade en Egypte, et ce n'est jamais sans une douce émotion qu'on
lit dans Joinville, le passage suivant de l'histoire de saint Louis qui la concerne
:
" Or avez oy ci-devant les grans persécucions que le Roy et nous
souffrîmes, lesquiex persécucions la Royne n'en eschapa pas, si
comme vous orrez ci-après. Car trois jours devant ce que elle acouchast,
li vindrent les nouvelles que le Roy estoit pris; desquiex nouvelles elle fu
si effréé, que toutes les foiz que elle se dormoit en son lit,
il li sembloit que toute sa chambre feust pleinne de Sarrazins, et s'escrioit
: " Aidiés, aidiés ; " et pource que l'enfant ne feust
périz, dont elle estoit grosse, elle fesoit gesir devant son lit un chevalier
ancien de l'age de quatre-vingts ans, qui la tenoit par la main; toutes les
foiz que la Royne s'escrioit, il disoit : " Dame, n'aiés garde,
car je suis ci. " Avant que elle feust acouchiée, elle fist wuidier
hors toute sa chambre, fors que le chevalier, et s'agenoilla devant li et li
requist un don; et le chevalier li otria par son serement; et elle li dit :
" Je vous demande, fist-elle, par la foy que vous m'avez baillée,
que se les Sarrazins prennent ceste ville, que vous me copez la teste avant
que ils me preignent. Et le chevalier respondi : " Soiés certeinne
que je le ferai volentiers, car je l'avoie jà bien enpensé que
vous occirraie avant qu'il nous eussent pris. "
La Royne acoucha d'un filz, qui ot à non Jehan; et l'appelloit l'en Tristan,
pour la grant douleur là où il fu né. Le jour meisme que
elle fu acouchée, li dit l'en que ceulz de Pise et de Genes s'en vouloient
fuir, et les autres communes. Lendemain que elle fu acouchiée elle les
manda touz devant son lit, si que la chambre fu toute pleinne :
" Seigneurs, pour Dieu merci ne lessiés pas ceste ville, car vous
véez que monseigneur le Roy seroit perdu et touz ceulz qui sont pris,
se elle estoit perdue; et si ne vous plet, si vous preingne pitié de
ceste chiétive qui ci gist, que vous attendés tant que je soie
relevée. " Et il respondirent: " Dame, comment ferons nous
ce, que nous mourons fain en ceste ville! 2
" Et elle leur dit que jà par famine ne s'en iroient;
" car je ferai acheter toutes les viandes en ceste ville, et vous retieing
touz desorendroit aux despens du Roy. " Ils se conseillerent et revindrent
à li, et li otroierent que il demourroient volentiers; et la Royne, que
Diex absoille, fist acheter toutes les viandes de la ville,
qui li cousterent trois cens et soixante mille livres et plus. " Avant
son terme la couvint relever, pour la cité que il couvenait rendre aus
Sarrazins. En Acre s'en vint la Royne, pour attendre le Roy.
3 "
De tous les comtes de Provence successeurs de Charles 1er d'Anjou
et de sa femme Béatrix, il n'en est aucun qui ait plus longtemps habité
le palais d'Aix que le bon roi René, l'avant-dernier de nos comtes particuliers.
Ce prince l'agrandit considérablement du côté du levant
et y mourut le 10 juillet 1480, au milieu des larmes de son peuple qui le chérissait
comme un père. Sa mémoire est encore en vénération
parmi nous, et peut-il en être autrement quand nul souverain ne mérita
mieux que lui l'affection de ses sujets!
Ses prédécesseurs avaient établi dans ce même palais
le siége de toutes les juridictions de la Provence, telles que celles
du Grand Sénéchal, des Maîtres rationaux, du Juge-Mage,
du Conseil Eminent, etc.; et plus tard les rois de France y fixèrent
aussi la résidence des grands corps de magistrature dont ils dotèrent
la ville d'Aix, tels que le Parlement de Provence, la Cour des Comptes, Aides
et Finances, le Bureau des Trésoriers-généraux de France
et autres tribunaux qui, jusqu'à la révolution, ont assuré
son illustration et sa prospérité, sa suprématie sur la
province entière, en un mot, tout ce qui pouvait constituer la grandeur
et la richesse d'une ville que sa position topographique et le défaut
de rivière rendent incapable d'un commerce un peu étendu.
Au mois d'août 1775 un événement malheureux, qu'on soupçonna
depuis avoir été prémédité, fut la cause
vraie ou apparente de quelques réparations que le parlement ordonna pour
consolider diverses parties du palais, 4
et au mois de mars del'année suivante, cette cour souveraine,
ayant réellement ou feignant d'avoir des craintes sur la solidité
de l'édifice, délibéra de l'abandonner et de transférer
ses séances dans le couvent des dominicains, comme celles de la sénéchaussée
au collège Bourbon. La cour des comptes, obligée de suivre cet
exemple, se retira alors dans le couvent des grands-carmes, et les trésoriers-généraux
de France dans celui des augustins. Cette délibération du parlement
fut prise, il faut le dire, quoique personne ne l'ignore, en haine du parlement
Maupeou, tenu pendant quelques années par les officiers de la cour des
comptes. 5
Quoi ! Pourrions-nous siéger désormais, dirent
ceux du parlement, dans des salles qu'ont occupées des intrus ? Non,
sans doute! Que ces salles disparaissent donc et le palais entier avec elles
! 6
Des réclamations se firent entendre, mais rares et impuissantes.
- L'édifice menace ruine, dirent les modernes Vandales... - Il faut l'étançonner
avec des poutres d'or, répondirent quelques voix patriotes. La démolition
n'en fut pas moins résolue et fut terminée en 1786. Le roi Louis
XVI ordonna alors la construction d'un nouveau palais sur l'emplacement de l'ancien
; mais les premiers désordres de la révolution firent suspendre
les travaux. Ainsi, pendant plus de trente ans, au lieu de ces superbes monuments,
antiques témoignages de la grandeur romaine et de la noble origine de
la cité, au lieu de ce palais, vénérable séjour
de tant de bons souverains amis de leur peuple, nous eûmes des ruines
neuves dans le centre même de la ville. Cet aspect dégoûtant
disparut sous Louis XVIII, et le palais actuel fut élevé sur les
fondations commencées en 1786,
7 moins beau toutefois que celui
qu'on avait projeté. Il est vrai qu'avant la révolution on voulait
travailler pour la capitale d'une grande province dont elle réunissait
dans son sein l'administration et les tribunaux, la plupart des familles les
plus distinguées et des propriétaires les plus riches ; tandis
qu'après il ne s'est plus agi que d'une ville réduite à
la chétive condition d'un pauvre chef-lieu de sous-préfecture
dont la plupart de ses notables habitants ont même disparu.
Tours et constructions romaines enclavées dans le Palais
démoli en 1786.
Dussions-nous être traité de blasphémateur ou d'extravagant, nous dirons toute notre pensée à cet égard : une métamorphose aussi prompte, aussi humiliante pour les bons citoyens, nous paraît une punition infligée par la providence à l'ingrate génération qui se montra si peu jalouse de la mémoire de ses ancêtres et qui même la proscrivit. Les tours romaines furent pendant près de deux mille ans comme un talisman protecteur de la ville d'Aix. Des mains profanes ont brisé ce talisman, et les mânes courroucés de ses fondateurs se sont éloignés pour toujours de leur fille aînée dans les Gaules. 8
1 Nous possédons dans nos recueils la charte originale., sur parchemin, constatant la réception de la comtesse Garsende de Sabran, veuve d'Alphonse ou d'Ildefonse II, dans le monastère de la Celle, faite par l'abbé de Saint-Victor de Marseille, qui permet à la princesse de demeurer hors du cloître jusqu'à ce qu'elle ait payé toutes ses dettes et mis ordre à ses affaires, pour résider ensuite dans ledit monastère. Fait, y est-il dit, dans l'église de Sainte-Marie de la Celle (près Brignoles), le quatorzième jour des calendes de juin 1225, et scellé du sceau de la comtesse et de celui de l'abbé de Saint-Victor, sur double queue ; mais ce dernier sceau s'est perdu. Retour
2 Damiette. Retour
3 Histoire de saint Louis, par Jehan sire de Joinville; Paris, de l'imprimerie royale, 1761, in-fo, pag. 84. Retour
4 Quelques pierres se détachèrent,
notamment du balcon qui se trouvait sur la grande porte d'entrée du côté
de la place des Prêcheurs, et l'une d'elles brisa la cuisse d'un pauvre
homme qui fit ainsi les frais de cette tragi-comédie. Retour
5 Le 1er octobre 1771, le parlement avait été supprimé, ses membres exilés et remplacés par un nouveau corps de magistrature composé des officiers de la cour des comptes, qui réunirent toutes les attributions de l'une et de l'autre cour. C'est ce qu'on appela le Parlement Maupeou, du nom du chancelier de Louis XV qui opéra cette révolution. Cette nouvelle cour fut supprimée à son tour par Louis XVI, peu après son avènement au trône. L'ancien parlement et l'ancienne cour des comptes furent rétablis tels qu'ils existaient auparavant et reprirent leurs fonctions le 12 janvier 1775. Retour
6 Il serait inutile de nommer ici les plus fougueux
auteurs de cette impie et barbare résolution. Mais comment concevoir
l'apathie du grand nombre de leurs collègues qui se laissèrent
entraîner par eux, sans partager entièrement leur animosité
? et comment excuser quelques savants magistrats qui sacrifièrent avec
indifférence les monuments romains au simple désir de vérifier
si Peiresc avait dit vrai en soutenant que la tour de l'horloge était
un mausolée ? Retour
7 La reprise des travaux eut lieu au mois de
novembre 1822, et l'inauguration du nouveau palais dix ans après, le
13 novembre 1832, jour de la rentrée annuelle de la cour royale. Les
nouvelles prisons furent reprises en 1829, sous Charles X, sur les fondations
élevées en 1789, et les prisonniers, détenus depuis lors
dans la partie orientale du bâtiment des casernes, au cours Sainte Anne,
y furent transférés le 31 mai 1833. Retour
8 Voyez, sur la démolition des tours romaines et de l'ancien palais d'Aix le Cahier de l'assemblée des communautés de Provence, de novembre 1778. -l' Essai sur l'histoire de Provence, par C.-F. Bouche, tome 1er, p. 450 et suiv.. et tome II, p. 457 et suiv. -Le Tableau général de la Provence, placé en tête du Dictionnaire géographique de cette province, p. 41 et suiv. -La Lettre sur les tours antiques démolies à Aix, etc., par A.-E. Gibelin. -La Supplique à monseigneur le premier président et intendant de Provence, par J-F Gabriel. -La Notice sur Jules François Paul Fauris-Saint-Vincens, etc. , et autres ouvrages publiés à la même époque. Retour