ETTE
rue porte le nom d'une ancienne et honorable famille qui y fait sa résidence
depuis 500 moins trois ans, ce dont on ne trouverait peut-être pas un
second exemple dans Aix, ni même bien loin. Il conste par des titres certains
qu'au mois de novembre 1349, un Etienne Matheron acquit dans la rue de la Fustarié,
comme on l'appelait alors, une maison que les descendants de cet Etienne possèdent
et habitent encore aujourd'hui.
Jean de Matheron, sieur de Salignac et de Peynier, fils de Michel Matheron,
secrétaire rational, et d'Anne Boutaric, fut distingué, à
cause de sa grande capacité dans les affaires, par le roi René
qui le députa auprès de Galéas-Marie Sforce, duc de Milan,
avec lequel il avait quelques intérêts à traiter. Le duc
en preuve de son estime, le créa chevalier de son ordre, le 28 janvier
1468, et le roi René, satisfait de sa mission, le fit maître des
requêtes la même année, puis maître-rational en 1470.
Il l'envoya ensuite plusieurs fois, en qualité d'ambassadeur du pape
Sixte IV, qui, pour récompenser son mérite, le nomma chevalier
de Saint-Jean de Latran et comte Palatin, par une bulle du 8 février
1474, avec le singulier privilége d'avoir un autel portatif, où
il pourrait faire dire la messe lorsqu'il serait en voyage, de créer
des notaires et de légitimer des bâtards.
Le roi René le fit ensuite juge et conservateur des monnaies en Provence,
charge que Charles III d'Anjou, neveu et successeur de René, lui confirma
deux jours après la mort de son oncle, arrivée à Aix le
10 juillet 1480. Mais, Matheron ayant pris parti pour le duc de Lorraine contre
Louis XI, au sujet de la succession de la Provence que ces princes se disputaient,
ses offices lui furent enlevés et ses biens saisis ; il courut même
risque de la vie.
Après la mort de Louis XI, il rentra en grâce sous la régence
d'Anne de France, dame de Beaujeu, sur de Charles VIII. Cette princesse
le nomma conseiller d'État, et Charles VIII, ayant pris le gouvernement
en mains, donna à Matheron, en 1487, l'office de grand président
en la cour des maîtres-rationaux d'Aix, et celui de conservateur des juifs
en Provence. Deux ans plus tard, il l'admit au nombre de ses chambellans et
lui confia l'ambassade de Florence, pour traiter, avec les Florentins, du passage
de l'armée française qui devait aller conquérir le royaume
de Naples.
De retour en France, Matheron fut chargé, par la ville d'Aix, de solliciter
du roi que ses magistrats municipaux qui avaient porté jusqu'alors la
simple qualité de syndics, fussent autorisés désormais
à porter celle de consuls, à l'instar de ceux des villes
d'Avignon, Arles et de Marseille, ce qui lui fut accordé par lettres-patentes
données aux Montils-lez-Tours, au mois d'août 1490. Ces lettres
ne furent enregistrées, on ne sait pourquoi que le 18 mars 1496, par
les maîtres-rationaux en sorte que les syndics élus en ladite année
1496, furent les premiers qui prirent le titre de consuls que leurs successeurs
ont conservé jusqu'à la révolution.
Envoyé de nouveau à Rome comme ambassadeur, il y mourut au mois
de février 1495, et fut enterré avec beaucoup de pompe dans l'église
de la Minerve.
De tous les titres qu'avait porté successivement cet illustre habitant
d'Aix, celui qui doit flatter le plus ses descendants, est, selon nous, la qualité
de son bon compère que lui donnait le roi René.
Ce prince avait tenu sur les fonts-baptismaux, René Matheron fils de
Jean, et c'est peut-être à cette occasion qu'il fit présent
à celui-ci de son portrait et de celui de Jeanne de Laval, sa seconde
femme. Ces portraits conservés religieusement, de génération
en génération, dans la famille de Matheron, et que les possesseurs
actuels se font un plaisir de montrer aux curieux, avec tant d'obligeance et
de politesse ; ces portraits, disons-nous ont été peints par le
roi René lui-même, sur des tablettes de bois qui s'ouvrent et se
ferment en forme de livre. Ils sont encore dans le même sac de velours
cramoisi qui les renfermait, lorsque le bon roi les donna à son compère.
D'un côté est le portrait de René, coiffé d'une barrette
de velours noir, ainsi qu'il est représenté dans le tableau du
Buisson Ardent, qu'on voit à Saint-Sauveur. Son manteau est d'un
brun foncé, fourré de pelleterie de même couleur, et la
pelleterie lui forme une espèce de fraise autour du col. Sur sa poitrine
est l'image de Saint-Michel, suspendu à un collier de coquilles, et il
tient dans ses mains un chapelet à grains cylindriques. En regard de
ce portrait, on voit celui de Jeanne de Laval, vêtue de noir, ayant sur
la tête un bonnet d'étoffe de soie noire, dont les deux côtés
pendent sur ses épaules.
Ce précieux monument de l'affection du bon roi René pour son compère,
est dans un très bel état de conservation qui atteste le soin
qu'en ont toujours eu les descendants de Matheron et qui les honore. La couverture
en est parsemée de fleurs de lys d'or peintes sur un fond d'azur. Au
milieu s'élève une tige de lys blanc, avec cette devise plusieurs
fois répétée : ditat servata fides (la bonne foi
enrichit). 1
Le buste en marbre et en bas-relief de ce fidèle serviteur du roi René,
a été placé, vu de profil, sur le piédestal de la
statue de ce prince, élevée sur le Cours d'Aix, en 1823. Il a
été tiré d'une médaille en bronze frappée
à la fin du XVe siècle, et que les présidents de Saint-Vincens
possédaient dans leur cabinet. Cette médaille a été
gravée par les soins du dernier de ces savants magistrats, à la
suite du mémoire de son père sur les monnaies des comtes de Provence.
On y lit, partie autour du buste de Matheron, et partie sur le revers : 10.
MATHARON. D. DE SALIGNACO. EQUES. IVRIV. DOCTOR COMES PALATIN. MAGNVS IN PROVINCIA
PRESIDENS CONSILIA. Q.e CAMBELLANVS REGIVS.
Nous devons ajouter, pour être vrai, que sa postérité mâle
s'étant éteinte au milieu du XVIIe siècle, Charles de Volan,
sieur d'Aubenas, fils de Jeanne de Matheron , fut substitué au nom et
aux armes de Matheron que les Volan portent depuis lors.
A côté de la maison des Matheron, est située celle qu'occupait,
au commencement du XVIIe siècle, Antoine de Thoron seigneur de Thoard
et conseiller au parlement d'Aix, l'un des plus célèbres magistrats
de son temps. Natif de Digne, il avait d'abord été conseiller
à la sénéchaussée de cette ville, d'où il
avait passé au parlement en 1588. Il était demeuré à
Aix, pendant les troubles de la Ligue, mais il n'avait pris aucune part au fameux
arrêt du 23 novembre 1590, par lequel sa compagnie conféra au duc
de Savoie tout commandement en Provence. Il fut, au contraire, un de ceux qui
hâtèrent, par leurs conseils, la réduction de la ville à
l'obéissance d'Henri IV, dès les premiers jours de l'année
1594.
Antoine de Thoron fut, en 1611, l'un des commissaires chargés de l'instruction
du procès de Louis Gaufridi, curé des Accoules de Marseille, accusé
de sorcellerie et de magie, et qui fut brûlé vif sur la place de
Prêcheurs, à Aix , le 30 avril de cette année. Voici ce
qu'il raconte à ce sujet dans ses mémoires manuscrits.
" Or, il arriva, pendant qu'on travaillait à visite du procès,
une histoire plaisante. Plusieurs témoins de l'information avoient déposé
que Gaufridi se transportoit au sabat, après s'être frotté
d'une certaine huile magique, et qu'il revenoit ensuite dans sa chambre par
le tuyau de la cheminée. Dans le temps qu'on lisoit ces dépositions,
on entendit un grand bruit dans la cheminée, et à l'instant tous
les juges en virent sortir un grand homme noir qui secouoit sa tête. Les
juges s 'enfuirent presque tous. Pour moi, qui restoi au bureau, je lui demandoi
qui il étoit, et il me répondit fort effrayé, qu'il étoit
un ramoneur qui, après avoir ramoné la cheminée de MM.
des comptes, dont le tuyau joignoit celle de la chambre Tournelle, s'étoit
mépris en descendant, et avoit passé par la cheminée du
parlement. "
D'autres mémoires ne rendent pas le même témoignage à
la bravoure de Thoron et prétendent que s'il ne s'enfuit pas comme ses
collègues à l'apparition du prétendu spectre, c'est que
sa robe se trouva embarrassée dans le bureau et l'empêcha de les
suivre. Ce ne fut, disent-ils, qu'après avoir imploré l'assistance
du ciel et fait sur lui-même force signes de croix, qu'il se hasarda à
parler au ramoneur.
La maison de ce magistrat, que ses descendants, seigneur d'Artignosc, ont occupée
jusqu'en 1732, appartient, depuis lors, à MM. D'Isoard de Chénerilles.
Vers l'extrémité de cette rue avant d'entrer dans celle de Saint-Laurent,
est située la maison qu'ont habitée longtemps les Fortis et où
était né, le 7 février 1625, Jean-François de Fortis,
sieur de Claps, que sa haute piété porta à accompagner
l'évêque Cotolendi, qui allait évangéliser dans les
Indes.
Ignace Cotolendi, né à Brignolles, le 24 mars 1630, pendant que
la peste désolait la ville d'Aix, où ses parents faisaient leur
demeure habituelle et dont ils étaient sortis momentanément à
cause du fléau, se dévoua, dès sa plus tendre jeunesse,
au service de Dieu. A peine eut-il reçu la prêtrise, qu'il fut
nommé curé de la paroisse Sainte-Magdelaine d'Aix, à l'âge
de 24 ans, et peu d'années après il résolut de passer dans
les Indes en qualité de missionnaire, quelques efforts que fissent ses
père et mère pour le détourner de ce dessein. S'étant
rendu à Paris à cet effet et ayant été admis à
faire partie de la mission qu'allaient entreprendre deux pieux ecclésiastiques,
2 il fut sacré
dans l'église des Jésuites de cette grande capitale, le dimanche
de l'octave de la Toussaint en 1660, sous le titre d'évêque de
Métellopolis, vicaire apostolique en Chine. Revenant en Provence pour
s'embarquer à Marseille, il fut visité par Jean-François
de Fortis qui, à l'instant même, se décida à le suivre
et ils mirent à la voile le 2 septembre 1661. Arrivés le 25 juillet
de l'année suivante à Masulipatam, sur la côte de Coromandel,
les fatigues du voyage et l'insalubrité du pays, déterminèrent
chez l'évêque une dysenterie et une fièvre continue qui
forcèrent ses compagnons à le faire transporter à Paracol,
petite bourgade située à deux journées de là, où
il mourut saintement, le 16 août, dans la 33e année de son âge.
Fortis ne lui survécut pas longtemps, étant mort à Masulipatam,
le 10 janvier suivant : victimes, l'un et l'autre, de leur zèle ardent
pour la propagation de la foi de Jésus-Christ. 3
Du côté opposé, c'est-à-dire sur la ligne orientale
de la rue Matheron, était située la maison des Aguillenqui, noble
famille éteinte depuis un peu plus d'un siècle, et de laquelle
était née, le 17 février 1602, Françoise d'Aguillenqui,
supérieure des religieuses capucines de Marseille, sous le nom de Sur
Agnès, morte saintement le 18 juin 1672. Sa vie a été écrite
par trois auteurs différents, auxquels nous renvoyons nos lecteurs jaloux
de connaître les circonstances d'une vie si pure, les merveilles et les
prodiges qui suivirent la mort de la mère Agnès, et les miracles
que Dieu opéra en faveur des personnes qui eurent recours à son
intercession. 4
Les Nas, qui avaient fourni plusieurs consuls d'Aix, tant à la fin du
XVe siècle que dans le suivant, demeuraient également dans cette
rue. François de Nas, intrépide guerrier, se distingua, en 1553,
dans la guerre que les Français portèrent en Corse contre les
Génois, sous les ordres du maréchal de Thermes. Le maréchal
ayant donné au capitaine Nas la périlleuse commission de s'emparer
de la ville de Bonifacio, jusqu'alors regardée comme imprenable, notre
jeune compatriote aborda la place avec quatre vaisseaux qu'il commandait et
attacha courageusement le pétard à la porte de la ville, ce qui
obligea celle-ci à capituler le 20 septembre. 5
La maison des Nas fut acquise en 1612 par Honoré Lauthier, apothicaire,
dont le fils, Toussaint Lauthier, aussi apothicaire avait, formé un riche
cabinet de médailles, d'antiquités, de pierres précieuses,
de tableaux et autres curiosités, parmi lesquelles a existé pendant
longtemps le fameux cachet de Michel-Ange. 6
Ce précieux cabinet fut vendu en 1737, à la mort de Louis Lauthier,
prévôt de Saint-Sauveur, ainsi que la maison dont l'entrée
s'ouvre depuis lors sur la place des Trois-Ormeaux.
1 Voyez les tournois du roi René, d'après
le manuscrit et les dessins originaux de la bibliothèque du roi,
(Paris, Firmin Didot, 1826, in-f°) où ce curieux diptyque a été
lithographié.
Dans l'explication de cette planche, l'éditeur dit que le portrait, placé
en face de celui du roi René, est le portrait d'une maîtresse nommée
Capelle et non celui de la reine Jeanne de Laval. Il ajoute que ces portraits
ont été tirés du cabinet de M. le chevalier Revoil, à
Lyon, ce qui peut faire croire qu'ils sont sortis de la ville d'Aix et de la
maison Matheron. Ces erreurs ont été relevées sur l'exemplaire
de cet ouvrage qui est à la bibliothèque d'Aix, dans une note
du savant bibliothécaire, qui a vu plusieurs fois, comme nous, cet ouvrage
du roi René, si religieusement conservé par les descendants de
Matheron, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Il est possible, au reste, que
M. Revoil en eût pris une copie pendant le long séjour qu'il avait
fait à Aix, et qu'on fasse passer cette copie pour l'original. Retour
2 François Pallu, chanoine de Saint-Martin de Tours, sacré par le pape, évêque d'Héliopolis, et N... de La Mothe-Lambert, ci-devant conseiller à la cour des aides de Rouen sacré évêque de Beryte, par celui d'Héliopolis. Retour
3 Voyez la Vie de Mgr. Ignace Cotolendi, de la ville d'Aix, évêque de Mételiopolis etc., par Gaspard Augery, Aix, David, 1673, in-4° ; et Pitton, Annales de la saincte église d'Aix, pag. 294 et suiv. - M. Jean-Baptiste-Boniface de Fortis, ancien conseiller au parlement, deux fois maire d'Aix sous l'empire, secrétaire-général du ministère de la police du royaume sous la restauration, etc., actuellement chef de son honorable famille, est aujourd'hui le seul membre vivant des anciennes cours souveraines de Provence. Nous n'oublierons jamais que c'est à ce sage et respectable vieillard, chez qui le poids des ans n'a point affaibli l'ardeur dont il est animé pour le service des pauvres, que nous devons notre entrée à l'Hôtel-de-Ville, comme secrétaire en chef, en 1807 ; et nous le prions d'agréer, encore une fois ici, l'hommage de notre profonde reconnaissance. - Charles Cotolendi, de la famille de l'évêque, né à Aix avant le milieu du XVIIe siècle, avocat au parlement de Paris et littérateur distingué, avait publié une foule d'ouvrages dont on trouve la liste dans la Biographie universelle de Michaud, tome X, pag. 71, et qui lui firent beaucoup d'honneur. Cet auteur mourut au commencement du XVIIIe siècle; quelques-uns le disent natif d'Avignon. Nous croyons que c'est une erreur et que Cotolendi y avait seulement fait sa demeure, avant de s'établir à Paris. Voyez le Dictionnaire des Hommes illustres de Provence, in-4°, pag. 197 et 200. Retour
4 Vie d'Agnès d'Aguillenqui, etc., par le R. P. Marc de Beauduen, Marseille, Garcin, 1673, in-12. Autre, par le R. P. Hiacinte de Verclos, Avignon, Chave, 1740, in-8°. Autre, dans la Vie des premières religieuses capucines du couvent de Marseille, Marseille, Sibié, 1754, in-8°, pag. 137 à 195. On trouve aussi dans ce dernier ouvrage, la Vie de la mère Chérubine d'Aix ( de la maison Joannis ), morte dans ledit couvent, le 9 janvier 1685. Retour
5 Nostradamus, Histoire de Provence, pag. 775 ; et Pitton, Histoire d'Aix, pag. 630. Retour
6 Curiosités de la ville d'Aix,
par de Haitze, et Notice sur J.F.P. Fauris de Saint-Vincens. Retour