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avons dit plus haut que sous les comtes de Provence de la maison d'Anjou, les
greniers à sel de ces souverains étaient établis dans la
rue des Gantiers d'aujourd'hui, qu'on nommait alors la rue des Salins, et comme
il existait d'autres greniers dans celle-ci, on la désignait plus particulièrement
sous le nom des Salins supérieurs. Elle portait encore cette dénomination
sous le règne de Henri II, époque à laquelle Victor Peyroneti,
vicaire-général et official métropolitain du diocèse
d'Aix, y fit bâtir une belle maison qui subsiste encore et dont l'architecture
atteste le bon goût qui se faisait remarquer au milieu du XVIe siècle.
Nous n'avons pas besoin de dire que cette maison se trouve à gauche au
haut de la rue, en face de celle de la Glacière. Il n'est pas un habitant
d'Aix qui ne se soit arrêté devant elle mille et mille fois dans
sa vie, et qui n'ait pris plaisir à en considérer la façade,
les pilastres en demi-relief qui règnent le long du rez-de-chaussée
et du premier étage, les sculptures qui ornent la porte d'entrée
et surtout la frise élégante qui surmonte le premier étage
et le sépare des étages supérieurs. On distingue plusieurs
fois dans cette frise la tête de buf que la famille Peyroneti portait
dans ses armes. En effet, nous possédons dans nos recueils un diplôme
de docteur es-droits en l'université d'Aix, délivré en
1550 au nom de Victor Peyroneti, alors vice-chancelier de cette université,
et signé par lui. Ce diplôme, sur parchemin, est orné, dans
sa partie supérieure et sur ses deux côtés, d'arabesques
en miniatures dorées et enluminées avec beaucoup de soin et entremêlées
de charmantes figures de génies parfaitement exécutées.
On y voit aussi les armes de France, celles de l'université et celles
des Peyroneti ainsi blasonnées : d'azur à la tête de buf
d'or vue de face, au chef de gueules chargé de trois étoiles d'or,
avec cette devise : ex laboribus fortunas paro, (j'acquiers les richesses
par le travail).
Le vestibule de la maison en question est voûté ; sous la voûte
sont des moulures de bon goût et tout autour du vestibule des niches où
existaient sans doute autrefois des statues qui ont disparu. On passe de là
dans une cour intérieure à droite de laquelle on trouve le grand
escalier. Mais les appartements ont subi des changements dans les temps modernes
et ne méritent pas qu'on en fasse mention.
Quelques personnes, frappées de ce luxe
de construction, pensent que c'était là anciennement l'Hôtel-de-Ville.
C'est une erreur. L'Hôtel-de-Ville était situé, avant sa
translation dans le lieu où nous le voyons, sur la place de l'Annonerie
Vieille, qui se trouve entre la rue de l'Official dont nous parlons et celle
de Beauvezet, ainsi que nous le dirons en parlant de cette place. Ce voisinage
peut même avoir contribué à propager l'erreur que nous venons
de signaler. Quoi qu'il en soit, c'est ce Peyroneti, official d'Aix, qui a donné
à la rue qu'il habitait le nom qu'elle porte depuis près de trois
siècles.
La famille Peyroneti était ancienne dans notre ville et s'éteignit
en la personne de Victor, homme de mérite qui, avant d'être official
du diocèse, avait été moine de Montmajor, et qui fut enfin
chancelier de l'université d'Aix en 1564. Ses biens passèrent
avec son nom dans la famille de Croze, qui a possédé pendant longtemps
et jusqu'à la révolution la seigneurie de Lincel, et qui a fourni
plusieurs magistrats, soit au parlement, soit à la cour des comptes de
Provence. Le dernier de ces magistrats, Jean-Baptiste de Croze-Peyroneti, sieur
de Lincel se fit remarquer par son emportement, dans la scène la plus
inouïe peut-être, qui ait jamais eu lieu dans l'église de
Saint-Sauveur.
En 1683, la sécheresse était extrême. Le cardinal Grimaldi,
archevêque d'Aix, ordonna des prières publiques qui devaient être
suivies d'une procession, et les assigna au 28 avril dans son église
métropolitaine. Le parlement fut bien aise d'y assister et la cour des
comptes voulut y paraître aussi. Le parlement, instruit de cette prétention,
fit signifier à MM. des comptes de s'en désister; mais ce fut
inutilement. Ses huissiers furent bafoués et leurs exploits mis en pièces.
L'heure des prières étant arrivée, le parlement, en robes
rouges, entre le premier dans le chur de Saint-Sauveur et en fait fermer
les portes. La cour des comptes arrive bientôt après, et ne pouvant
pénétrer, chacun de ses membres se met à pousser des hurlements
affreux et d'horribles imprécations malgré la sainteté
du lieu; mais rien ne peut émouvoir MM. du parlement. MM. des comptes
essayent vainement de forcer les portes qui résistent à tous les
efforts. Alors le conseiller de Lincel escalade la grille de fer qui séparait
le chur de la grande nef, se place à califourchon sur le crucifix
qui la surmontait, et de là, muni d'un mousquet qu'il avait arraché
des mains d'un cavalier de la maréchaussée, il couche en joue
le premier président du parlement et le somme de faire ouvrir les portes.
Ce premier président était Arnoul Marin, si connu par ses sanglantes
épigrammes contre ses collègues, et dont nous aurons occasion
de parler. Justement effrayé des menaces du conseiller de Lincel, il
se blottit, plus mort que vif, sous un accoudoir, et il y serait demeuré
exposé au plus grand danger, Si le cardinal n'eût renvoyé
les prières et la procession à un autre jour. Les deux cours souveraines
se retirèrent alors, et des rixes particulières eurent lieu au
milieu des rues entre les membres de l'une et de l'autre cour. Le premier président
Marin, obligé de se jeter dans une chaise à porteurs, fut assailli
dans la rue des Trois-Ormeaux, et eut bien de la peine à rentrer sain
et sauf au palais.
En réparation d'un aussi grand scandale, un arrêt du conseil d'Etat
du roi, du 30 novembre suivant, ordonna que MM. des comptes assisteraient à
genoux, au-devant de leurs places ordinaires, à une grand'messe que l'archevêque
ferait célébrer à Saint-Sauveur, et que le conseiller de
Lincel y assisterait de même, à genoux et placé seul en
dehors de la porte du chur. Cet arrêt fut exécuté
le 23 décembre, avec une entière soumission
et un recueillement parfait de la part des coupables sincèrement repentants
de l'irrévérence qu'ils avaient commise dans le temple du Seigneur.
Vingt-cinq ans après cet événement, un riche mariage attira
la famille de Croze-Lincel dans la ville d'Arles où elle a subsisté
honorablement jusqu'à nos jours. Sa maison d'Aix, qui a donné
lieu à cet article, fut vendue probablement à cette époque,
si même elle ne l'avait pas été auparavant, ce que nous
ignorons. C'est dans cette maison que, vers le milieu du siècle dentier
sont nés le général Miollis, 1
l'une des illustrations modernes de notre ville, et son vénérable
frère, l'évêque de Digne. 2
1 Sextius Alexandre François comte de Miollis, lieutenant-général, grand-officier de la Légion D'honneur, chevalier de l'ordre royal et militaire de St-Louis, commandeur de l'ordre de la Couronne de fer, né à Aix, le 18 septembre 1859, décédé au château de la Sextia près Puyricard, le 18 juin 1828. Les Etats-Unis d'Amérique et l'Italie furent les théâtres de ses exploits, ainsi que le rapporte brièvement l'inscription placée sur l'un des côtés de son tombeau au cimetière d'Aix YORK-TOWN, LOANA, MONDOVI, SAINT-GEOGES ET LA FAVORITE, GÊNES, SIENNE; et sur l'autre côté du monument., les noms des gouvernements qu'il avait obtenus en récompense de ses services MANT0UE, FLORENCE, VENISE, ROME. Sur la principale façade du tombeau, sont les noms, qualités et dates que nous avons mentionnés ci-dessus. Retour
2 Voyez rue Mazarine. Retour