LA PIOLINE.

 

Le domaine de la Pioline, situé à une demi-lieue de la ville, sur la rive gauche de l'Arc, s'appelait anciennement la Bastide de Verdaches, du nom des Rodulphe, seigneurs de Verdaches qui l'avaient possédé. Au XVIe siècle, il prit le nom de Beauvoisin.
Lorsque l'empereur Charles-Quint vint en Provence, en 1536, espérant de conquérir la France ou du moins d'enlever les provinces méridionales à la domination de François 1er, ce prince s'empara facilement de la ville d'Aix 1 et s'arrêta avec plaisir, avant d'y entrer, sur le sommet du côteau de Cuques, 2 entre la ville et la rivière de l'Arc. Une tente avait été préparée dans ce lieu qu'on a appelé pendant plus de deux siècles la salle de l'empereur, 3 et il y passa une demi-journée, le 9 août, contemplant à son aise la capitale d'un pays qu'il regardait déjà comme à lui, voyant défiler ses troupes qui allaient faire leur entrée dans cette ville. Y étant entré lui-même et s'étant fait couronner le lendemain à Saint-Sauveur, comme roi d'Arles et comte de Provence, il cassa le parlement et le remplaça par un sénat composé de cinq sénateurs et de cinq avocats, et il substitua aux consuls un vicomte et trois tribuns. Un bâtard de la maison de Barras qu'il avait créé baron de l'empire, fut par lui nommé vicomte, et les tribuns furent des misérables qu'il tira des prisons pour leur confier l'administration municipale. 4
Le quartier général de Charles-Quint fut établi au plan d'Aillane où la famine et la maladie commencèrent bientôt à faire de grands ravages dans les troupes impériales. C'est de là qu'il en détacha les coups qu'il envoya faire des tentatives sur les villes de Marseille et d'Arles où ils furent vigoureusement repoussés, comme on peut le voir dans toutes les histoires de France et de Provence. Enfin le fameux général Antoine de Lève, l'un des principaux lieutenants de l'empereur, étant mort le 10 septembre, à la bastide de Verdaches, après avoir conseillé à son maître de renoncer à son entreprise, celui-ci se décida, dès le lendemain, à battre en retraite et repassa honteusement le Var, ayant perdu environ vingt mille hommes dans cette ridicule expédition.
Antonius Arena, de Soliès, qui se trouvait à Aix à cette époque, a décrit cette guerre en vers macaroniques, c'est-à-dire mêlés de mots écorchés du latin et du provençal, sa langue maternelle. Son poème, imprimé l'année suivante à Avignon, en caractères gothiques, et depuis réimprimé plusieurs fois, passe pour un chef-d'œuvre en ce genre de poésie. Il est intitulé : Meygra entreprisa catoliqui imperatoris, quando de anno domini 1536 veniebat per Provensam bene corrosatus in postam prendere Fransam, cum villis de Provensa ; propter grossas et menutas gentes rejohire, per Antonium Arenam bastifausata.
On lit à la fin du volume, cette souscription : Scribatum estando cum gailhardis paysanis per boscos, montagnos et forestos de Provensa de anno 1536, quando imperayrus d'Espagna et tota sua gendarmaria pro fauta de panibus per vignas roygabant rasinos et post veniebant fort bene acabrarn sine cresteris et candeletis d'apoticaris in villa de Aquis.
Cette première édition gothique est très rare, très chère et fort recherchée des curieux. 5 Les autres le sont beaucoup
moins. Nous citerons ici quelques vers de ce poème où l'auteur dépeint les tentatives faites par les habitants, peu de jours avant l'arrivée de Charles-Quint, pour abattre le clocher de Saint-Jean, alors situé hors des murs, où ses troupes pouvaient se fortifier. Heureusement on n'en eut pas le temps, car la ville n'en eût pas été moins abandonnée à l'ennemi.

Clocherium pulcrum sanctique Joannis Aquensis
Foygarunt multum forte cavando pedem.
Pluros martellos de ferro rumpere vidi,
Ponere per terram quando volebat eum.
Jam quasi per ventos illum tramblare videbam,
Et totus populus fort regretabat eum.

Le domaine de Beauvoisin appartenait à Arnaud Borrilli, trésorier-général des finances du roi en Provence, lors de la guerre des Razats et des Carcistes. On sait que les uns, composés en grande partie de protestants, tenaient le parti d'Albert de Gondi, duc de Retz, maréchal de France et gouverneur de Provence ; tandis que les autres, tous catholiques, suivaient celui de Jean de Pontevès, comte de Carces, lieutenant-général et grand sénéchal de la même province, dont l'ambition était la cause de ces désordres.
Les ravages commis par les uns et les autres pendant près de trois ans, avaient désolé et ruiné le pays. La reine-mère Catherine de Médicis, qui se trouvait alors en Languedoc, fut suppliée par le parlement d'Aix, d'employer son autorité pour pacifier les troubles. Elle vint, à cet effet, à Marseille, accompagnée du cardinal de Bourbon, des princes de Condé et de Conti, et d'une foule de seigneurs. Elle entendit les plaintes et les prétentions des deux partis, et s'étant assurée de leur consentement réciproque, elle fit donner le gouvernement de Provence au grand prieur de France, Henri d'Angoulême, fils naturel d'Henri II, prince brave et généreux que les Provençaux avaient déjà eu occasion de connaître, et pour lequel ils étaient très affectionnés.
La reine vint ensuite à Aix, où elle logea à l'archevêché. 6 Peu de jours après elle donna rendez-vous aux chefs des Razats et des Carcistes, dans la maison de campagne du trésorier Borilli, et là, elle leur fit jurer et signer, le 1er juillet 1579, un célèbre accord, portant que les deux partis mettraient bas les armes, et qu'ils reconnaîtraient le nouveau gouverneur. Le fameux Hubert de Vins, qui fut depuis général de la Ligue en Provence, parut à cette assemblée à la tête de deux cents gentilshommes attachés au comte de Carces, son oncle, pour répondre, par cette démonstration, à ce que publiaient les Razats, qu'il n'était qu'un petit seigneur sans crédit et sans importance.
L'année suivante, Arnaud Borrilli, voulant mettre à profit les paroles flatteuses que la reine Catherine lui avait adressées dans cette occasion, présenta au roi un placet dans lequel, après avoir exposé le bonheur qu'il avait eu de recevoir chez lui, pendant deux jours (les 30 juin et 1er juillet), la reine mère de Sa Majesté, et fait valoir l'importance du domaine de Beau-voisin, " où était mort, dit-il, le capitaine Antoine de Lève, ennemi capital de la couronne de France, sous l'empereur Charles-Quint, " il sollicite l'érection de ce domaine en fief, avec juridiction haute, moyenne et basse ; ce qui lui fut accordé par lettres-patentes du roi Henri III, données à Saint-Maur, au mois de juillet 1580, confirmées par autres lettres-patentes du même prince, données à Fontainebleau, au mois de mai 1582, enregistrées, les unes et les autres, au parlement, le 11 janvier 1583. 7
L'auteur du Dictionnaire géographique de la Provence, parle de cette érection en fief, et ajoute qu'elle fut faite en faveur de Raymond de Piolenc, procureur-général, à qui, selon cet auteur, ce domaine appartenait alors. Cette dernière assertion est entièrement inexacte, car, de l'aveu même de tous nos historiens, le propriétaire en était, à cette époque, le trésorier Borrilli.
Les héritiers de celui-ci vendirent Beauvoisin à l'illustre Duvair, premier président du parlement de Provence, au mois de juin 1615 ; mais ce grand magistrat ne le conserva pas longtemps. Ayant été fait garde-des-sceaux de France, il le revendit, au mois de juin 1616, à Reynaud de Piolenc, écuyer d'Aix, seigneur de Cornillon, dont les descendants l'ont possédé jusqu'à Honoré-Henri de Piolenc, d'abord président à mortier au parlement de cette ville, mort premier président de celui de Grenoble, en 1760.
Les plantations et les embellissements dus à la maison de Piolenc, ont fait de Beauvoisin un des principaux lieux de plaisance du territoire d'Aix et des environs. C'est du nom de cette maison qu'on l'appelle vulgairement la Pioline. La propriété en passa, après les Piolenc, à Paul-Joseph de Meyronnet, marquis de Châteauneuf, 8 conseiller au parlement, et fut acquise, sous la restauration, par feu M. le duc de Blacas d'Aups, l'ami fidèle des rois Louis XVIII et Charles X. M. le duc de Blacas d'Aups, son fils aîné, possède aujourd'hui ce beau domaine.

 

 

1 Voyez notre 1er vol., pag. 82 et suiv., et pag. 488 et suiv. Retour

2 Le côteau de Cuques est le même que celui auquel un industriel d'Aix, établi à Paris depuis vingt ou vingt-cinq ans, a donné le nom fantasque de côteau roi René. C'est de ce fortuné côteau qu'il tire le vin de Noé et bien d'autres précieuses productions dont les annonces se lisent bien souvent dans les divers journaux de la capitale. Situé à quelques portées de fusil, au midi de la ville et au nord de l'Arc, on y jouit du coup d'œil le plus ravissant. La vue s'étend depuis la montagne de Sainte-Victoire jusqu'au village de Ventabren, et embrasse en même temps la plupart des campagnes de la partie basse du territoire d'Aix. Retour

3 H. Bouche, Hist. de Prov., tom. II, pag. 584 ; et de Haitze, Hist. d'Aix, mss., liv. VI, § 61. Retour

4 Voyez tous les historiens de Provence et d'Aix. Retour

5 Un personnage très érudit de cette ville nous a flatté de publier une nouvelle édition de ce poème macaronique et d'y joindre celui qui fut imprimé à la même époque, sur le même sujet et qui est intitulé : Poema macaronicum : id est historia bravissima Caroli Quinti imperatoris â provincialibus paysanis triumphanter desbifati, macaronico carmine recitans, per Joannem Germanum, 1536. L'ouvrage de Jean Germain est encore plus rare que celui d'Antonius Arena avec lequel il est confondu bien souvent. Retour

6 Voyez notre 1er vol., pag. 208 et 359, not. 2. Retour

7 Archives de l'Hôtel-de-Ville, tablettes des documents, sac n° 4, liasse F. Retour

8 Le marquis de Meyronnet, son fils, notre ami, s'étant marié et établi en Champagne, vendit ce domaine au prédécesseur de M. le duc de Blacas, en 181... Retour