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commerce de la tannerie était anciennement fort considérable dans
Aix. On cite plusieurs familles très honorables qui y avaient fait leur
fortune et qui depuis ont occupé des charges importantes dans la magistrature.
Les tanneurs habitèrent d'abord la rue actuelle de Magnan et quelques
autres voisines. Ils passèrent plus tard dans celle dont nous parlons
ici, lorsqu'elle devint la lice intérieure de la ville, lors du cinquième
agrandissement. 1
On y en voyait encore un assez grand nombre à l'époque de la révolution.
Depuis, ce commerce parait avoir cessé presque entièrement.
Angélique Ardoin, native d'Aix, fut mariée en cette ville, au
mois de février 1629, à Esprit Adaoust, du lieu de Jouques, fils
de Sauveur Adaoust, dit Bouscaud, alors hôte du logis de Négreaux,
appartenant au seigneur de Mirabeau et de Beaumont sur les rivages de la Durance,
où les époux furent s'établir aussitôt après
leur mariage. Mais n'ayant pu vivre en bonne intelligence, ils se séparèrent
et Angélique qui se trouvait enceinte se retira à Aix chez un
nommé Bonfilhon, son oncle, demeurant à la rue des Tanneurs, où
elle accoucha d'un fils qui mourut le même jour. Sauveur Adaoust son beau-père
vint la chercher peu de temps après et la ramena dans sa maison ; mais
la mésintelligence des époux continuant, ils se séparèrent
de nouveau d'un commun accord et du consentement de leurs parents, au mois de
novembre 1631.
Esprit Adaoust partit alors pour Paris où l'on dit qu'il arriva le 1er
janvier suivant et qu'il fut reçu par trois amis de sa famille, MM. Annihal
Thus, comme lui natif de Jouques, alors curé de la paroisse Saint-Barthélemy,
Houlonne, chirurgien, natif de Peyrolles, et Giraudenc, bourgeois de Rians,
qui se trouvaient à Paris à cette époque. Au mois de mars
suivant, il fut atteint d'une maladie qui fut reconnue contagieuse. Le curé
Thus le fit confesser, Houlonne le saigna à la cheville et Giraudenc
lui tint la jambe pendant cette opération. On ajoute qu'il mourut deux
jours après, ainsi que ces trois personnages l'écrivirent à
la famille Adaoust. Celle-ci prit le deuil, de même qu'Angélique
Ardoin, laquelle, au bout de cinq ans, épousa en secondes noces, Mathieu
Pena, notaire dudit lieu de Jouques, dont elle eut plusieurs enfants.
Au mois de mai 1653, vingt-un ans après la mort d'Esprit Adaoust, le
régiment de Vendôme qui se trouvait en Provence, fut cantonné
à Beaumont, non loin de Jouques. La nommée Françoise Adaoust,
femme de Jean Rouvière, fut frappée de quelque ressemblance qu'elle
crut exister entre un soldat de ce régiment et ledit Esprit Adaoust,
son cousin germain. Elle interroge le soldat, le presse et lui fait avouer enfin
qu'il est véritablement cet Esprit Adaoust qu'on avait fait passer pour
mort. Le bruit de cet événement se répand aussitôt
dans le pays et dans tous les lieux environnants. Le vieux Sauveur Adaoust accourt
de Jouques à Beaumont et reconnaît le fils qu'il pleurait depuis
si longtemps. Celui-ci raconte l'histoire de sa vie passée. Au sortir
d'Aix, en 1651, et résolu, dit-il, à ne jamais reparaître
dans son pays, du moins sous le nom d'Adaoust, il avait pris à Avignon
la route de Gap et d'Embrun où il avait séjourné pendant
sept ou huit mois. Il était ensuite allé à Paris ou il
était resté au-delà d'un an ; y étant tombé
malade et ne recevant aucune nouvelle de sa famille, attendu sans doute que
ses lettres étaient interceptées, il avait épuisé
toutes ses ressources, et le besoin d'argent l'avait contraint de s'enrôler
dans les chevau-légers du duc d'Orléans. Il avait fait avec ce
corps diverses campagnes en Allemagne, en Flandre et en Piémont ; il
était revenu en Provence et y avait assisté à la reprise
des îles Sainte-Marguerite sur les Espagnols. 2
Il avait ensuite passé à Naples avec le duc de Guise. Fait prisonnier
en même temps que ce prince, on l'avait conduit en Espagne où il
était demeuré, ainsi que lui, pendant cinq ans. Retourné
en France, il était entré dans le régiment de Montbrun
et s'était trouvé avec lui à la Journée du Val,
en Provence, où les troupes du Parlement avaient été battues
par celles du comte d'Alais, gouverneur de cette province, au mois de juin 1649.
3 Son régiment
ayant été envoyé peu après à Saint-Giniez,
dans les environs de Sisteron, il avait été commis, avec le nommé
Mounier ou Moynier, pour faire transporter les bagages, et ils avaient enlevé
de vive force une jument qui depuis avait été volée par
d'autres soldats. Passant peu de temps après sur le pont de Sisteron,
quelques habitants de Saint-Giniez, et notamment, Antoine Bougerel, notaire
dudit lieu, l'avaient reconnu, l'avaient arrêté comme coupable
du vol de la jument, et l'avaient conduit dans les prisons de Sisteron. Craignant
de faire tort à sa famille s'il paraissait sous le nom d'Adaoust, il
avait pris alors celui de Jean Mounier, appartenant à son camarade, qui
avait eu le bonheur de s'évader. Le lieutenant criminel l'avait condamné,
sous ce nom de Mounier, au carcan pendant deux heures et au bannissement du
ressort de la sénéchaussée de Sisteron. Il avait servi
depuis dans divers corps et s'était trouvé au siège de
Roses, en Catalogne. Enfin, il était rentré en Provence avec le
régiment de Vendôme, qui avait pris son logement à Beaumont,
où sa cousine, Françoise Adaoust, l'avait reconnu.
Antoine Adaoust, frère d'Esprit, étant accouru aussi à
Beaumont pour voir le soldat, fut moins crédule que Sauveur Adaoust son
père. Il ne vit qu'un imposteur dans celui qui se disait son frère,
et protesta hautement contre cette supposition. Il est vrai que l'apparition
de ce frère, privait Antoine Adaoust de la majeure partie de la succession
de leur père commun, puisqu'il lui aurait fallu désemparer la
donation qui avait été faite à Esprit Adaoust, lors de
son mariage avec Angélique Ardoin. Furieux ainsi que Mathieu Péna
second mari d'Angélique, on prétend qu'ils subornèrent,
l'un et l'autre, à prix d'argent, des assassins chargés de les
débarrasser de ce nouveau venu. Mais diverses tentatives faites par ceux-ci
contre lui, furent heureusement détournées par les habitants du
lieu. C'est alors que Sauveur Adaoust, craignant les suites terribles de ces
tentatives, rétracta devant notaire la reconnaissance qu'il avait
faite d'abord, par une nouvelle déclaration portant que le soldat, loin
d'être son fils, n'était qu'un imposteur et qu'il le désavouait.
Néanmoins il lui fit remettre secrètement quelque argent et lui
fit dire de se rendre à Aix, pour consulter le célèbre
jurisconsulte Scipion Dupérier. On assure même qu'il versa des
larmes amères, en disant qu'il lui fallait perdre un de ses fils pour
conserver tous les autres.
Cependant le soldat était venu à Aix. Péna qui le guettait,
le saisit au collet, sur la place des Prêcheurs, et le conduisit aux prisons
où il fut écroué, sur la plainte dudit Péna, appuyée
de celle de la famille Adaoust. C'était au mois de juin 1653, à
l'époque de la foire de la Fête-dieu. Des habitants de Saint-Giniez
qui se trouvaient à Aix, furent appelés et reconnurent dans le
soldat le véritable Jean Mounier dit Mauvans, leur compatriote,
le moine qui avait été condamné au carcan et au bannissement
par le lieutenant criminel de Sisteron. Le prisonnier se crut perdu alors et
fut conseillé d'avouer qu'il était ce Jean Mounier. Il fut condamné
aux galères pendant dix ans, par le lieutenant criminel d'Aix, comme
convaincu de faux et de supposition de nom. Mais sur son appel le parlement
réduisit la peine à celle du fouet et à cinq ans de galères,
par arrêt du 29 juillet de la même année.
Pendant que ce malheureux subissait sa condamnation, Sauveur Adaoust et Antoine
Adaoust, son fils, moururent, ainsi que Mathieu Péna, et il fut dit que
les deux premiers avaient témoigné à leur lit de mort les
plus vifs regrets de leur conduite envers leur fils et leur frère. En
effet, le soldat étant sorti du bagne, reprit publiquement le nom d'Adaoust,
et impétra des lettres-royaux de requête civile envers l'arrêt
qui l'avait frappé. Les trois enfants d'Antoine Adaoust, la sur
et le beau-frère de ce dernier, et Angélique Ardoin s'opposèrent
à cette nouvelle prétention qui fut débattue de part et
d'autre par deux fameux avocats de cette ville, MM. Peissonnel et Courtez, dans
des mémoires imprimés, que nous avons sous les yeux. Il serait
trop long de les analyser ici ; mais nous pouvons assurer que ce procès
mériterait de figurer parmi les causes célèbres, à
côté de ceux de Martin Guerre, du faux Caille et antres qui n'offrent
pas plus que celui-ci cette foule de circonstances vraies ou supposées,
cette incertitude du pour ou du contre qui piquent si vivement la curiosité
des lecteurs. M. Peissonnel fit d'incroyables efforts pour faire triompher la
cause de son client. Il en fit trop peut-être....... Avec vos subtilités,
vous le ferez pendre, lui disait Scipion Dupérier, et c'est ce qui
arriva.
Par arrêt du parlement, du 22 avril 1664, la grand'chambre et la Tournelle
réunies, Jean Moynier, dit Mauvans, atteint et convaincu des cas et crimes
de faux, imposture et supposition de nom, avec récidive, à lui
imposés, fut condamné à faire amende honorable et à
être pendu ; ce qui fut exécuté le lendemain, sur la place
des Prêcheurs. 4
1 La petite rue Isolette, située le long de la partie inférieure de celle des Tanneurs où elle va aboutir, n'a eu, pendant longtemps, aucun nom particulier pour la distinguer. Ce n'est que depuis cent cinquante ou cent soixante ans qu'elle a pris celui d'un de ses habitants, Jean Isolette, qui y exerçait la chirurgie vers la fin du XVIIe siècle, ainsi que l'attestent les registres de la paroisse de Saint-Jérôme du Saint-Esprit. Retour
2 En 1637. Retour
3 Voyez ci-dessus, pag. 56 et 57. Retour
4 Lorsque nous publiâmes cette histoire du faux Adaoust dans le Mémorial d'Aix du 2 novembre 1839, nous en adressâmes un exemplaire à feu M. Thus, alors notaire à Jouques, et notre ancien condisciple au collége Royal-Bourbon d'Aix, avant la révolution. M. Thus vint nous remercier quelques jours après et nous dit qu'il conservait chez lui, à Jouques, le portrait d'Angélique Ardoin, qui était, selon lui, une très belle personne. " Le plus curieux de l'affaire, ajouta-t-il, est que le malheureux qui se fit pendre, était le véritable Adaoust, et n'était nullement un imposteur. Suivant la tradition de ma famille, alliée aux Péna, si Esprit Adaoust eût voulu renoncer à ses prétentions et se contenter du sort que lui offraient les familles Adaoust et Péna pour le reste de ses jours, il eût sauvé sa vie ; mais il s'entêta et il fut sacrifié au repos de ces familles, principalement à celui des enfants du second lit de sa femme, laquelle avait passé de bonne foi à de secondes nôces. " Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde ! Retour