COURS SAINTE-ANNE.

 

NE chapelle rurale fort ancienne et qui avait été ruinée par les huguenots vers le milieu du XVIe siècle, pendant les guerres de religion, a donné son nom au cours Ste-Anne, à l'extrémité duquel elle était située. Elle fut restaurée en 1602, à l'honneur de Dieu, de la Vierge Marie et de madame sainte Anne, par trois pieuses femmes, Marguerite Giraud, Catherine Vivalde et Bernardine Comte, avec la permission de l'archevêque et le secours des aumônes des gens de bien, ainsi que le portait une inscription gravée au bas de l'autel, où elle a subsisté jusqu'en 1800 environ, époque de la destruction de la chapelle.
Le cours Sainte-Anne, entrepris en 1680 et dont la plantation fut terminée en 1686, sert d'avenue à la porte Saint-Jean, en arrivant à Aix par la route d'Italie ou de Toulon, et un petit faubourg y est établi sur sa ligne orientale, entre la ville et le magnifique bâtiment des Casernes. Celles-ci furent construites en 1727, aux frais de la ville qui les fit augmenter d'un second étage au-dessus du rez-de-chaussée en 1776. Nous avons dit ailleurs 1 que les prisons royales y furent transférées dans la partie du levant, lors de la démolition de l'ancien palais de justice, et que cette destination n'a cessé qu'en 1833, après un demi-siècle de durée, notamment pendant les jours affreux de la révolution.
Plusieurs auberges occupent une partie du faubourg Saint-Jean. La plus considérable est celle qui est la plus voisine des casernes. C'était, avant la révolution, le siége de l'académie royale d'équitation, fondée en 1612 par Louis XIII, pour l'instruction de la jeune noblesse qui se destinait au service militaire. Les Carondelet, barons de Talan, avaient été les écuyers ordinaires du roi, directeurs de cet établissement pendant plusieurs générations, de même que les Guiramand, dont le dernier périt de nos jours d'une manière si tragique. 2
La première expérience aérostatique qui ait été faite à Aix, eut lieu dans la vaste cour des Casernes, le lundi de la Pentecôte, 31 mai 1784, et ne réussit que médiocrement, quoiqu'en ait pu dire l'auteur d'une relation qui fut publiée à cette époque. 3 Toute la ville voulut y assister ; mais un crime inouï, qui avait été commis la nuit d'auparavant, avait répandu la consternation et le deuil, quoiqu'on n'en soupçonnât pas encore l'auteur; en sorte qu'un spectacle si nouveau pour tous, ne fut en réalité qu'un bien petit divertissement pour la masse des curieux. Ce crime, dont nous avons parlé plus haut, 4 sembla être l'avant-coureur de tous ceux qui devaient bientôt épouvanter notre malheureuse ville.
Deux événements des plus graves eurent lieu aux Casernes dans les premières années de nos troubles : le désarmement du régiment suisse d'Ernest, et le massacre d'une trentaine d'individus détenus dans les prisons comme terroristes ou Robespierristes. Nous dirons peu de mots du premier qui, étant lié aux grandes secousses que la France éprouvait alors, se trouve rapporté dans toutes les histoires de la révolution et dans une foule de mémoires particuliers qui sont aux mains de tout le monde. 5
Le régiment suisse d'Ernest était en garnison à Aix depuis un an environ, et causait fortement de l'ombrage aux révolutionnaires de cette ville, encore plus à ceux de Marseille qui conspiraient ouvertement pour l'éloigner, comme un obstacle à leurs méchants complots contre les amis de l'autel et du trône qu'on appelait alors aristocrates, contre-révolutionnaires ou royalistes. Le dimanche 26 février 1792, un millier de Marseillais, traînant après eux plusieurs pièces de canon, se présentent inopinément sur la place de la Rotonde à l'entrée du Cours, vers les neuf heures du matin, et manifestent hautement leur volonté qui est, que le régiment d'Ernest soit désarmé sur-le-champ et immédiatement renvoyé de la ville ; après quoi ils entrent librement et se rangent en bataille sur le Cours.
Le maréchal-de-camp Hilarion Puget, ci-devant seigneur de Barbantane, commandant militaire dans les Bouches-du-Rhône, faisait sa résidence à Aix, cette ville étant alors le chef-lieu du département. Cet officier-général était, avec juste raison, considéré comme partisan de la faction du duc d'Orléans, qui fut depuis surnommé Égalité, le premier et le véritable auteur de tous les maux de la France. Aussi, quelque démonstration que M. de Barbantane ait pu faire de son dévoûment au maintien de l'ordre public pendant cette fatale journée, et dont il a rendu compte soit dans les écrits qu'il publia à cette époque pour sa justification, soit trente-cinq ans plus tard, dans les mémoires de sa vie militaire, il n'est pas moins demeuré pour constant à Aix, qu'il était de connivence avec les Marseillais, ainsi que la municipalité de notre ville, comme lui ennemie des Suisses.
Quoi qu'il en soit, officiers et soldats du régiment d'Ernest, tous frémissaient de rage et brûlaient de se mesurer avec les Marseillais qu'ils eussent bien facilement balayés ou mis en fuite, s'ils en eussent reçu l'ordre ou seulement obtenu la permission. C'est ce que démontrait la contenance d'un détachement de ces Suisses que le directoire du département requit de venir à l'Hôtel-de-Ville pour veiller à la sûreté personnelle des administrateurs, 6 et que M. de Barbantane retint pendant quelque temps sur la place des Carmélites. Mais ce général s'étant entendu avec la municipalité et sur une réquisition contraire que celle-ci lui fit parvenir, donna l'ordre au détachement de rentrer au quartier et d'y rejoindre le reste du régiment. Cet ordre perdit les Suisses comme on va le voir, et valut à M. de Barbantane les éloges outrés des révolutionnaires, ainsi que l'honneur de voir son nom Puget, donné à cette place des Carmélites, où il avait arrêté la marche des Suisses qui, disait-on, auraient sans cela mis la ville à feu et à sang; honneur qui, au reste, ne fut pas de bien longue durée, la PLACE PUGET ayant peu d'années après, repris son ancienne dénomination.
Cette journée du 26 février se passa a peu près en menaces, en pourparlers, et cependant le parti des Marseillais se renforçait à chaque instant d'une foule de gens armés qu'on était allé mettre en insurrection dans les campagnes. Mais la nuit suivante fut employée par tous ces conjurés à entourer le quartier de pièces d'artillerie, à faire une brèche au mur d'enceinte, à l'effet d'y placer une batterie capable d'intimider les Suisses, auxquels les ordres de M. de Barbantane avaient enlevé toute liberté de bouger.
Aussi dès le lendemain lundi 27, au point du jour, se virent-ils cernés de toutes parts et dans l'impossibilité de se défendre. Ils le voulaient néanmoins, préférant le sacrifice de leur vie au déshonneur; mais M. de Watteville, major du régiment, auquel le commandement en était alors confié, convaincu de l'inutilité de la résistance et ne voulant pas encourir envers les cantons suisses, la responsabilité de la perte de tant de braves gens, ordonna à ses soldats de déposer les armes, ce qu'ils firent la rage dans le cœur et par pure obéissance aux ordres de leur chef; après quoi ils se mirent en route pour Toulon d'où ils ne tardèrent pas à retourner en Suisse.
Venons au récit du massacre dont nous avons parlé. Mais il nous faut rapporter auparavant quelques faits qui le précédèrent de peu de jours.
Au printemps de l'année 1795. une terrible réaction commença à se manifester en France, notamment dans les provinces du Midi, contre les agents de la tyrannie de Robespierre. Les parents et les amis des malheureuses victimes de cette affreuse époque se levèrent en masse, comme ceux qui avaient eu le bonheur de s'y soustraire, contre les pendeurs et les assassins de 1792, 93 et 94, et allèrent, il faut l'avouer, aussi loin que ceux-ci dans leurs actes de la plus cruelle vengeance. La ville d'Aix avait eu à déplorer, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, 7 la perte de près de quatre-vingts de ses plus honorables citoyens ; aussi fut-elle l'une des premières à donner l'exemple de cette réaction dont nous allons, à regret, rappeler les circonstances déplorables.
Dès la fin de l'hiver, plusieurs habitants, accusés de terrorisme avaient été maltraités violemment et meurtris dans les rues à coups de bâtons, qu'on nommait alors des pouvoirs exécutifs, par des jeunes gens du parti opposé qui commençaient à s'organiser en compagnies, qu'on ne tarda pas à appeler les compagnies des sabreurs et du soleil ; quelques-uns même furent tués à coups de sabres, tels qu'Armand, dit Buoulaiguo Fournier, ancien membre du comité révolutionnaire et quelques autres.
Le dimanche 26 avril (7 floréal an III de la république), dans l'après-midi, le bruit se répandit que Antoine-Michel et Antoine Frégier, père et fils, ex-membres du même comité révolutionnaire, avaient été arrêtés à Mane, entre Manosque et Forcalquier où ils étaient allés se réfugier, et qu'on les traduisait dans les prisons d'Aix. Ils étaient signalés l'un et l'autre parmi les plus ardents terroristes qui avaient envoyé à la mort tant d'innocentes victimes. Le père était un menuisier, d'une taille remarquable et d'un regard sévère. Le fils, religieux Minime avant la révolution, avait été l'un des grands vicaires du premier évêque constitutionnel que le nouveau régime nous avait donné, et lorsque cet évêque fut poursuivi et mis à mort par ses propres sectateurs, 8 l'abbé Frégier foula aux pieds ses lettres de l'église et se maria même le propre jour du jeudi saint 1794.
Aussitôt qu'on fut certain dans la ville qu'ils allaient arriver dans les prisons, une foule immense de citoyens, au nombre de quatre ou cinq mille, se porta au devant d'eux, sur le chemin de Saint-Eutrope, et les ayant rencontrés enchaînés sur une charrette, à la première hauteur d'où l'on peut apercevoir le village de Venelles, à près de trois quarts de lieue de la ville, elle les accueillit avec des huées et leur lança même des coups de pierres, avant-coureurs du sort fatal qui les attendait. Cependant la municipalité, informée du rassemblement qui marchait à la rencontre des Frégier et craignant avec raison qu'il ne leur en mésarrivât, dépêcha à leur secours deux de ses membres revêtus de leurs écharpes et accompagnés par un détachement de la garde nationale et trente ou quarante dragons du 20ème régiment alors en garnison à Aix. La foule, voyant de loin cette force armée qui s'approchait, se jeta aussitôt sur les malheureux Frégier et les assassina inhumainement à coups de pistolets, de sabres et de bâtons. Les officiers municipaux arrivèrent trop tard et ne purent que remontrer au peuple l'énormité du crime qu'il venait de commettre. Les cadavres sanglants furent jetés dans le fossé qui borde lit ligne orientale du grand chemin, où la foule, qui se renouvelait sans cesse, put contempler jusqu'à la nuit ce spectacle d'horreur. 9
Voici un autre tableau plus affligeant que le précédent et que les habitants d'Aix ont cependant beaucoup moins à se reprocher, les principaux acteurs qui y figurèrent étant venus de Marseille comme aux jours néfastes de la pendaison de MM. Pascalis, de la Roquette et de Guiramand, 10 et du désarmement des Suisses.
Dès le 1er mai, le tribunal criminel du département, instruisait une procédure contre dix-sept individus de Marseille, au nombre desquels se trouvaient trois femmes, accusés d'avoir, au mois de septembre précédent, envahi le domicile des représentants du peuple Auguis et Serres, alors en mission dans la-dite ville ; d'avoir ameuté le peuple contre ces représentants dans l'intention de les faire assassiner, etc. Ces mêmes individus étaient du nombre des terroristes qui, sous Robespierre, avaient tant fait couler de sang sur l'échafaud révolutionnaire de Marseille, et s'étaient ainsi rendus odieux au parti qui dominait nouvellement. Près de deux cents jeunes gens de ce parti, appartenant la plupart aux victimes immolées pendant la terreur, en 93 et 94, arrivèrent à Aix le dimanche 10 mai 1795, ne dissimulant point leur résolution d'exterminer les dix-sept accusés dont nous parlons, si le tribunal ne les envoyait immédiatement à la mort. La séance tenue le matin du lendemain lundi, 11 mai (22 floréal an III), par ce tribunal qui siégeait à l'hôtel de Mons, sur le Cours, indiquant que l'affaire traînerait en longueur, et se terminerait peut-être, sinon par des acquittements, du moins par des condamnations moins sévères que ne le voulaient les Marseillais, ceux-ci poursuivirent les accusés qu'on ramenait aux prisons, entre midi et une heure, en attendant la séance de l'après-midi, et les eussent assassinés, soit dans la rue des Quatre-Dauphins, soit dans le trajet de la porte d'Orbitelle aux casernes, sans la ferme contenance de l'escorte composée de dragons et de hussards tous à cheval. Un nombre infini de jeunes gens d'Aix s'étaient réunis à ceux de Marseille; ils s'échauffèrent mutuellement, et le massacre général des prisonniers terroristes, détenus aux casernes, fut aussitôt résolu.
A cet effet, vers quatre heures du soir, 11 ils vont enlever par force à l'Hôtel-de-Ville, trois pièces de canon qu'ils traînent au cours Sainte-Anne. Ils en braquent une en face de la porte Saint-Jean, une seconde vers la route d'Italie, du côté du midi, et la troisième contre le quartier où les dragons et les hussards étaient rangés en bataille. Ceux-ci se voyant en trop petit nombre pour résister et se souvenant peut-être du régiment suisse d'Ernest, désarmé trois ans auparavant au même lieu, cèdent la place aux jeunes gens qui se précipitèrent aussitôt dans les prisons dont ils enfoncèrent les portes. Ils étaient au nombre d'environ quatre cents, soit d'Aix, soit de Marseille, et suivis de plusieurs milliers d'habitants qu'ils avaient rassemblés dans tous les quartiers de la ville en les parcourant aux cris de : Armez-vous ! Venez venger la mort de vos parents et de vos amis assassinés par ces monstres ! Si nous ne les tuons pas, ils sortiront des prisons plus furieux que jamais et nous égorgeront tous..... et autres propos semblables qui électrisaient tous les esprits et remplissaient de rage tous les cœurs.
En effet, à peine entrés dans l'intérieur des prisons, les jeunes gens mettent en liberté quelques-uns de leurs camarades détenus comme déserteurs de l'armée, et font retirer à l'écart les prisonniers autres que les révolutionnaires ; après quoi ils font main-basse sur ceux-ci et les égorgent à coups de sabres, de pistolets et même de tromblons chargés à mitraille. Entrons dans quelques détails sur cet odieux carnage et faisons-en ressortir toute l'horreur.
Parmi les prisonniers amenés de Marseille, se trouvait le parisien Jean Lefèvre, l'un des membres de la commission militaire révolutionnaire qui, ayant remplacé momentanément le tribunal criminel pendant les mois de février et de mars 1794, avait fait exécuter à mort environ quatre cents personnes. Comme le plus jeune des cinq juges formant cette commission, présidée par un nommé Leroy, qui avait changé son nom en celui de Brutus, Lefèvre donnait le premier son avis qui tendait habituellement à la mort des malheureux qui comparaissaient devant lui. Un jeune Marseillais, costumé en hussard, fils d'un honnête négociant que ce misérable avait envoyé à l'échafaud s'acharna, dans les prisons d'Aix, sur le meurtrier de son père et lui fit souffrir, dit-on, mille fois les angoisses de la mort avant de lui arracher la vie, sur quoi M. L. Lautard, s'écrie dans sa généreuse indignation : " L'existence de l'ancien ministre de la guillotine blessait la morale publique, accusait la justice humaine, calomniait la justice divine ; on peut en convenir, tout en détestant un assassinat qui n'est justifiable dans aucun
cas : mais égorger des femmes de gaieté de cœur, quelle lâcheté ! " 12
Ces derniers mots se rapportent aux femmes de Marseille dont nous avons parlé plus haut, les femmes Boude, Gaud, dite la Cavale et Fassy. Cette dernière allaitait son enfant à peine âgé de trois mois. Espérant attendrir les égorgeurs, elle prit cet enfant dans ses bras ; mais on le lui arracha sans pitié et elle périt à l'instant. Cette malheureuse était désignée publiquement comme ayant été à Marseille, au mois de février 1792, à la tête des furies qui pendirent à une lanterne la bouquetière Cayol, accusée par elles de royalisme. La Boude et la Cavale n'étaient pas moins connues par l'excès de leur animosité contre les royalistes. En un mot, tous les prisonniers amenés de Marseille périrent par la mitraille ou le fer, à l'exception du nommé Lafont, dont nous allons parler.
Celui-ci eut des amis parmi les assassins qui le reconnurent innocent des crimes qu'on imputait aux autres. Il fut mis aussitôt en liberté et promené en triomphe dans toute la ville avec un autre Marseillais dont on proclamait également l'innocence et dont nous n'avons pu découvrir le nom. Les Marseillais voulaient par là montrer au peuple d'Aix, qu'ils savaient distinguer ceux auxquels on n'avait à faire que de légers reproches, des grands coupables qui, selon eux, avaient mérité la mort. Mais quelques heures après ils eurent du regret d'avoir laissé échapper ce compagnon de Lafont, et ils allèrent le chercher dans la maison où il s'était imprudemment réfugié, au lieu de gagner le large aussitôt. On l'appelle, on l'invite à venir souper avec ses libérateurs, et lorsqu'il est dans la rue, on le tue à coups de sabres. 13
Plusieurs individus d'Aix ou des environs avaient été incarcérés dans les prisons de cette ville, soit avant, soit depuis la mort des Frégier, accusés comme ceux-ci de terrorisme. La plupart d'entre eux furent massacrés comme les terroristes de Marseille, dans cette horrible journée du 11 mai 1795. Voici les noms de ceux d'Aix, au nombre de onze.
Benoît, dit le Dragon, le premier qui se trouva sous les pas des assassins. Il était porteur d'un pistolet dont il fit feu sur eux, d'une main mal assurée ; il n'atteignit personne et tomba à l'instant percé de mille coups.
Les deux frères Reyre, maçons. L'un d'eux n'étant que blessé, eut la force de se traîner à travers la foule, jusqu'au milieu de la cour des casernes où il fut reconnu et achevé d'un coup de pistolet et d'un autre coup de sabre qui lui fendit le crâne.
Pierre Dubourg, dit le Beau-Paysan, et Pascal Dubourg, son frère.
Cauvet, membre du comité révolutionnaire sous Robespierre; Nègre, perruquier ; Picard, porteur de chaises ; Blanc ; Barthélemy Ribbe, dit le Provençal, et Favet, chapelier.
Parmi les étrangers se trouvaient les sieurs François-Trophime Masse, d'Arles, administrateur du département pendant la terreur, Lardeirol, de Saint-Chamas, Giraud et François Olivier, ces deux derniers de Manosque , et notamment les sieurs Truchemant, dit Sanguin, de Salon, et Bonnaud, de Saint-Maximin, son gendre, agent national près le district de Salon, à la même époque. L'un et l'autre avaient composé avec le sieur David, notaire, alors maire de ladite ville, ce triumvirat redoutable qui avait répandu la désolation et la mort à Salon et dans les lieux environnants. Bonnaud eut l'adresse de percer la foule et de traverser la cour des casernes et le cours Sainte-Anne, et se fût sauvé assurément s'il eût pu gagner la lice à droite ou à gauche de la porte Saint-Jean. Mais il fut reconnu en entrant par cette porte, et assommé à coups de sabres et de bâtons.
Quelques-uns de ces malheureux prisonniers eurent, un moment, l'espérance d'échapper aux égorgeurs, en grimpant dans l'intérieur des tuyaux de cheminée ; ils y furent découverts et tués à coups de fusils. Deux cependant évitèrent ainsi la mort, mais pour peu de temps, les nommés Moustache, et Michel, garçon perruquier, dit Nina, à cause de sa jolie figure et de sa jeunesse.
Moustache fuyait d'Aix quelques jours avant l'assassinat des Frégier, et s'était blotti, à cet effet, dans une malle derrière une voiture. Il fut pris et conduit dans les prisons d'où il se sauva par miracle, avons-nous dit, le jour du massacre. Il s'enfuit alors à Toulon, dont une foule de terroristes venaient de s'emparer, persuadés qu'ils pourraient s'y soustraire au sort qui les menaçait et même qu'ils seraient assez forts pour opérer un nouveau mouvement en leur faveur. Quelques troupes de ligne et trois bataillons de volontaires partis aussitôt de Marseille et d'Aix suffirent pour les dissiper en huit ou dix jours, et bon nombre de ces terroristes furent arrêtés et traduits à Marseille devant les tribunaux militaires. Le convoi dont Moustache faisait partie fut rencontré le 2 juin au Beausset, par le bataillon d'Aix qui revenait de Toulon ; 14 l'évadé des prisons fut reconnu par quelques jeunes gens de ce bataillon et haché aussitôt à coups de sabres.
Michel, dit Nina, autre évadé des prisons, avait été juge de paix en 1794, sous Robespierre. Au mois de mars 1796, lors de la mission de Fréron dans les départements du midi, qui suspendit pendant près d'un an la réaction royaliste dont le massacre des prisons fut le plus sanglant épisode, cet ancien garçon perruquier fut employé à un recensement des bêtes de somme dans les campagnes. Se trouvant le 25 mars dans le voisinage des domaines de la Pioline et de Saint-Jean-de-Malte, il rencontra quelques jeunes gens qui fuyaient à leur tour devant les proscriptions de Fréron. Ceux-ci, craignant qu'il n'allât les dénoncer et qu'on ne découvrit ainsi le lieu de leur retraite, tirèrent sur lui quelques coups de fusils qui le blessèrent mortellement et dont il mourut le lendemain.
Revenons au massacre général du 11 mai précédent. Vingt-neuf personnes perdirent la vie ce jour-là dans les prisons ou en tachant de se sauver. Nous en avons nommé vingt-une dans notre récit auxquelles il faut en ajouter huit, suivant le témoignage de M. Laurans, 15 et qui sont : François Bonnefoy, menuisier, Berthot, Louis Cordeil, Nicolas Mathieu, cafetier, Petit, menuisier, Cabizol, capitaine marin, Charles Boudet et Montpellier, chapelier de Lyon, tous demeurants à Marseille. Epouvantable boucherie de chair humaine, jusque-là sans exemple et dont furent saisis d'horreur tous les honnêtes gens, quels que fussent les reproches et les récriminations qu'ils eussent à adresser aux malheureuses victimes, et que blâmèrent hautement les princes français alors hors de France. Ces généreux princes, si calomniés par les ambitieux, les ingrats et
les méchants, s'écrièrent avec indignation, au rapport unanime de tant d'émigrés qui partageaient leur sort, que c'était on ne peut pas plus mal servir leur cause, que d'égorger lâchement leurs ennemis, et au prix de leur sang, ils auraient voulu pouvoir racheter la vie de ceux-ci.

Au midi des casernes et toujours sur la ligne orientale du cours Sainte-Anne, existait, dès le XIe siècle, un prieuré connu sous le nom de Saint-Pierre-aux-Vignes, parce que le quartier où il était situé était entièrement complanté en vignobles. Ce prieuré percevait la dîme dans une grande partie du territoire d'Aix, et fut réuni, dans le XIIIe siècle, au chapitre métropolitain de Saint-Sauveur. Celui-ci donna en 1617 l'église et l'ermitage de Saint-Pierre aux Augustins-Déchaussés ou Réformés, que la ville avait autorisés à venir s'établir dans son sein au mois de juillet de l'année précédente. En 1621, les Augustins-Déchaussés bâtirent une nouvelle église sous le même nom de Saint-Pierre et dans laquelle l'ancienne fut incorporée. On y voyait, avant la révolution, quelques beaux tableaux, notamment dans la chapelle où les Maurel ou Morel avaient leur sépulture, celui de Daret représentant notre Seigneur sur la croix aux pieds de laquelle sont prosternés la vierge Marie, saint Pierre et saint Antoine ; et sur le maître-autel le tableau du même peintre où notre Seigneur est représenté donnant les clefs à saint Pierre, lequel est aujourd'hui à Saint-Sauveur comme le précédent. Le joli tableau où un ange présente à l'enfant Jésus les instruments de la passion et qu'on voit actuellement dans l'église paroissiale de Sainte-Magdeleine, était également à Saint-Pierre. C'est un ex-voto que Jean-Baptiste Vanloo en mourant chargea son fils Charles-Amédée-Phihippe, d'exécuter en mémoire d'un vœu qu'il avait fait lui-même lors du siége de Nice où il se trouvait. Les Thomassin, marquis de Saint-Paul, avaient aussi leur sépulture à Saint-Pierre sous un riche mausolée qui a été détruit comme l'église dans les premières années de la révolution.
L'un des boulevards les plus agréables de ceux qui entourent une grande partie de la ville, est sans contredit celui qu'on nomme communément la cheminée du roi René. Situé entre la porte d'Orbitelle et la première tourelle au couchant de la porte Saint-Jean, il est parfaitement à l'abri des vents du nord ; une chaleur bienfaisante y ranime bientôt, pendant les ligueurs de l'hiver, les membres engourdis des malades et des vieillards. Détruit entièrement dans le courant de la révolution par les militaires logés aux casernes, auxquels les fournisseurs refusaient maintefois le bois de chauffage, il fut replanté au mois de janvier 1814, et le pape Pie VII fut le premier voyageur de distinction qui le traversa lors de son passage à Aix, le 7 de février. 16
Depuis la porte d'Orbitelle jusqu'à la Rotonde dont nous allons parler, les boulevards ne sont plus bordés par des arbres ; mais vue s'y repose agréablement, de chaque côté sur de beaux jardins potagers, arrosés par les eaux des égouts de la ville, et sur de riantes prairies fertilisées par les mêmes eaux.

 


1 Voyez notre 1er vol., pag. 16, not. 1. Retour

2 Voyez ci-dessus, pag. 162, 166 et 280. Retour

3 Relation de l'expérience aérostatique faite à Aix le 31 mai 1784, etc. Aix, Adibert, 1784, 16 pag. in-8°, avec planche. Retour

4 Voyez ci-dessus, pag. 212 et suiv. Retour

5 Voyez notamment : Histoire de la révolution à Marseille et en Provence, par C. Lourde, de Mazamet, tom. II, pag. 305 et suiv. - Esquisses historiques, ou Marseille depuis 1789 jusqu'en 1815, par un vieux Marseillais (M. Laurent Lautard, notre honorable ami, cité ci-dessus pag. 151, not. 1), tom. 1er, pag. 120 et suiv. - Mémoires de Charles Barbaroux, député à la convention nationale, avec des éclaircissements historiques, par MM. Berville et Barrière ; Paris, 1822, in-8°, pag. 21 et suiv., 104 et suiv. - Mémoires du lieutenant-général Puget-Barbantane ; Paris, 1827, in-8°, pag. 24 et suiv., 255 et suiv., et autres mémoires et journaux du temps. Retour

6 Ceux-ci ne voyant point arriver ce secours qu'ils avaient demandé et que M. de Barbantane empêchait d'avancer, désertèrent leur poste d'autant mieux qu'ils savaient que les Marseillais voulaient les emmener avec eux à Marseille, pour y siéger sous leur influence. - Voyez ci-dessus, pag. 67, comment cette affaire fut le prétexte de l'assassinat du malheureux avocat Verdet. Retour

7 Voyez notre 1er vol. pag. 663 et 664. Retour

8 Voyez notre 1er vol., pag. 297. Retour

9 Nous puisons ce récit dans un manuscrit assez curieux que nous avons sous les yeux, intitulé Journal historique de tout ce qui s'est passé de remarquable dans Aix, depuis le dimanche 26 avril 1795 jusqu'au dimanche 31 décembre 1797; un vol. petit in-f° de 296 feuillets (ou 592 pag.), que nous citerons encore ci-après, à l'occasion du massacre des prisons. Retour

10 Voyez ci-dessus, pag. 157 et suiv. jusqu'à 167. Retour

11 Nous nous souvenons qu'à cette même heure, l'excellent M. Siméon (Joseph-Jérôme), justement alarmé des symptômes menaçants qui se manifestaient dans la ville, nous envoya chercher par son domestique et nous conduisit à la promenade avec son fils (Joseph Balthazar), dans le vallon des Pinchinats jusqu'à la Mignarde, nous entretenant des malheurs du temps et nous donnant de sages conseils sur la conduite à tenir dans ces cruelles circonstances. En revenant, nous, rencontrâmes M. de Bec, ancien officier d'artillerie,* qui nous apprit les premières nouvelles du massacre qu'il déplorait et loin duquel il fuyait pour se retirer à sa maison de campagne. En rentrant dans Aix et retournant de chez M. Siméon chez nous, nous vîmes passer sur la place des Carmélites les canons que les égorgeurs ramenaient à l'Hôtel-de-Ville en poussant des hurlements épouvantables, tels qu'auraient pu le faire les cannibales les plus féroces.

* Fortuné-François-Xavier de Bec, savant mathématicien, né à Aix le 10 mai 1751 entra, à l'âge de quinze ans dans la marine royale, dont l'état de sa santé ne lui permit pas longtemps de supporter le service. Il passa alors dans le corps royal d'artillerie en qualité de capitaine au régiment d'Auxonne. En 1809, il fut l'un des membres fondateurs de l'académie d'Aix, et se fit remarquer dans cette compagnie par de nombreux et utiles travaux jusqu'à sa mort, arrivée le 12 juillet 1826. Il avait fait imprimer de son vivant plusieurs ouvrages : Principes généraux de la Gnomonique ; Aix, Pontier, 1811, in-8° - Méthode utile pour calculer la capacité des futailles au moyen d'une table qui facilite les opérations et en assure l'exactitude - Méthode simple et facile de trouver la longitude en mer (dans les Mémoires de l'académie d'Aix, tom. II, pag. 251). Il a laissé en outre en manuscrit un travail important ayant pour but de donner à l'astronomie le moyen de suppléer à l'analyse infinitésimale par l'emploi de l'algèbre ordinaire (Séances publiques de l'académie d'Aix, 1824. pag. 22 et 1826, pag. 36). Retour

12 Esquisses historiques, tom. 1er, pag. 423. Retour

13 Nous sommes surpris que MM. Lautard et Lourde ne fassent aucune mention de cette exécrable trahison. Elle est rapportée cependant comme très positive dans le Journal historique manuscrit mentionné ci-dessus, et nous nous rappelons fort bien l'avoir entendue raconter à l'époque même. Retour

14 Ce bataillon était fort de 800 hommes, dont 400 environ pris parmi les jeunes gens de bonne volonté, formant deux compagnies de chasseurs et 400 désignés par le sort dans les six compagnies de la garde nationale. Il partit d'Aix le matin du 26 mai et entra le 29 après-midi dans Toulon avec deux corps de Cavalerie, quatre bataillons de troupe de ligne, quelques compagnies d'artillerie et deux bataillons de la garde nationale de Marseille. Ces divers corps formaient un total d'environ 8000 hommes dont on n'eut aucun besoin, les terroristes ayant évacué Toulon à leur approche. Le bataillon d'Aix en repartit donc le 2 juin et rentra dans Aix le 4 qui se trouvait le jeudi, jour de la Fête-Dieu. Nous ne devons pas oublier que l'avant-veille de son départ (24 mai, dimanche de la Pentecôte), les deux compagnies des jeunes gens ou des chasseurs étaient allées en cérémonie et la musique en tête, faire bénir leur drapeau dans l'église des Carmélites, réouverte seulement depuis la veille, de même que quelques autres, ce qui fit dire plus tard aux ennemis du clergé, que les prêtres non assermentés qui desservaient ces églises à leur retour de l'émigration, avaient béni les poignards des compagnies royalistes dites du soleil. Nous devons ajouter que le lendemain, 25 mai, les représentants du peuple Maximin Isnard, de Grasse, et Paul Cadroy, des Landes, arrivèrent à Aix pour exciter la population à marcher sur Toulon et se montrèrent à cet effet au balcon de l'Hôtel-des-Princes où ils étaient descendus. C'est de ce balcon qu'Isnard adressa au bataillon des jeunes gens, à la garde nationale et à la foule immense qui remplissait le bas du Cours et la Rotonde, cette chaleureuse allocution qui retentit bientôt dans toute la France et qu'il termina par cette phrase : " Vous avez des armes et si vous n'en aviez pas, vous fouilleriez dans la terre des cimetières, vous en arracheriez les os encore sanglants de vos parents qu'ils ont assassinés, et armés de ces dépouilles, vous tomberiez sur ces monstres et vous seriez invincibles. " Nous l'avons entendu !!! Retour

15 Augustin Laurans, avocat, mal à propos nommé Auguste dans la note de la pag. 69 ci-dessus. Nous l'avons suivi pour la nomenclature des personnes qui périrent dans les prisons, comme nous avons appuyé notre récit tant sur nos souvenirs personnels, que sur les ouvrages sus-mentionnés de MM. Lautard et Lourde et le Journal historique manuscrit dont nous avons parlé plusieurs fois. On nous demandera peut-être à ce sujet, comment il se fait qu'ayant eu pendant si longtemps sous notre garde et à notre disposition les archives de la ville et celles des anciens et nouveaux tribunaux supérieurs du pays, nous n'avons pas consulté de préférence les pièces officielles qui doivent s'y trouver. La raison en est qu'alors nous ne prévoyions nullement être jamais au cas d'écrire sur les événements de la révolution et nous n'avions pris aucune note sur ces douloureuses circonstances. Au surplus, nous ne pensons pas qu'on puisse relever des inexactitudes bien essentielles dans ce que nous rapportons. Retour

16 Voyez ci-dessus, pag. 138. Retour