RUE DU COLLEGE.

 

ES personnes âgées de soixante ans et au-delà, se souviennent encore du collège Royal-Bourbon, dont la direction avait été longtemps confiée aux RR. PP. Jésuites, et, en dernier lieu, à ceux de la Doctrine Chrétienne. Ce collége avait donné à cette rue, où était située sa principale entrée, le nom qu'elle porte depuis lors, quoique le nouveau collège de la ville soit actuellement établi à l'extrémité de la rue Cardinale, dans l'ancien couvent des Ursulines, qu'on appelait communément les Andrettes.
Nous avons parlé, dans notre premier volume, 1 d'un petit portail qui, du temps du roi René, avait été ouvert sur la ligne orientale de la place des Prêcheurs, et par lequel ce bon prince allait, en droiture, de son palais au Jardin du Roi, situé là où fut bâti depuis le collége Royal-Bourbon. Ce portail, placé à l'entrée de cette rue, fut abattu en 1641, la rue agrandie, et ce fut alors que fut construit, eu l'état où nous le voyons aujourd'hui, ce bel hôtel de Simiane qui a sa principale façade dans cette rue, une autre sur la place des Prêcheurs et une troisième dans la rue du Bourg-d'Arpille. Nous avons parlé aussi de quelques personnages recommandables qui ont habité cet hôtel ou qui y sont nés, tels que Jean de La Cépède, premier président de la cour des comptes, et le chevalier de la Coste, qui mourut de la peste à Marseille, en 1649, étant au service des forçats. Angélique de La Cépède, fille unique de l'un et mère de l'autre, fit bâtir cet hôtel, étant alors veuve d'Henri de Simiane la Coste, conseiller à la cour des comptes. Leur postérité s'est éteinte en 1795, en la personne d'un jeune homme de quatorze ans, mort avant d'avoir été marié, et en qui a fini le nom de Simiane, l'un des plus anciens et de plus illustres de la Provence.2
Il existait dans cette rue du Collége, il y a deux siècles, une hôtellerie qu'on nommait le Logis-de-Paris ou le Petit-Paris. En 1638 3 ou 1639, un Claude Luguet, ancien marchand de Marseille, qui avait abandonné le commerce pour entrer dans les fermes du roi, vint se loger dans cette hôtellerie. Il était porteur de quittances de certaines taxes que le ministère voulait imposer aux notaires et aux greffiers. Ces taxes, et bien d'autres de cette nature que le besoin d'argent avait fait créer, étaient odieuses aux Provençaux, et l'on croyait que le bien public exigeait que les premiers collecteurs périssent, pour effrayer ceux qui seraient tentés de se charger désormais de pareilles commissions.
Le 31 juillet, sur les neuf heures du soir, les PP. Recolets, dont le couvent était situé à l'extrémité du cours Saint-Louis, là où sont aujourd'hui les sœurs hospitalières de Saint-Thomas, faisaient une procession le long de ce cours, pour obtenir du ciel une pluie dont la terre avait alors grand besoin.
Cette cérémonie avait attiré tous les curieux du quartier et notamment les servantes du Petit-Paris. Six hommes masqués, vêtus de noir, c'est-à-dire habillés en pénitents noirs, s'étaient réunis sur la place des Prêcheurs. Ils choisissent cet instant pour se diriger vers l'hôtellerie en question. Deux se placent à la porte de la rue, deux autres vont garder celles de la salle à manger et de la cuisine, et les deux derniers montent dans la chambre du malheureux Luguet qu'ils trouvent écrivant. Ils l'assassinent à coups de baïonnettes, après quoi ils se retirent paisiblement, le peu de valets qui étaient restés dans l'auberge n'ayant osé les retenir.
Les consuls, l'intendant Bochart de Champigny, le juge royal, le parlement, bientôt instruits de ce crime commencèrent des procédures dès la même nuit. Luguet fut enterré le lendemain en grande cérémonie : les consuls assistèrent à son convoi ; mais il fut impossible de découvrir les assassins. La duchesse d'Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu, premier ministre, se plaignit vivement de cette impunité au premier président du parlement d'Aix, Joseph de Bernet, qui se trouvait en ce moment à Paris. Cette dame s'intéressait à Luguet, son fermier des droits de la Table de Marbre en Provence, qu'elle avait obtenus par le crédit de son oncle. A l'arrivée du premier président, les poursuites furent continuées avec plus d'activité, mais toujours inutilement, et l'on n'aurait jamais rien su de plus, Si M. de Méjanes n'avait consigné, en 1769, en marge de son exemplaire des mémoires manuscrits du président Gaufridi où cet événement est rapporté, une note de sa main portant que " Louis de Saint-Marc, reçu conseiller au parlement le 8 octobre 1638, 4 et mort doyen le 2 septembre 1709, avait avoué, longtemps après l'événement, être l'un des six personnages masqués. M. le bailli de Piolenc (ajoute M. de Méjanes), aujourd'hui grand-prieur de Saint-Gilles, qui me l'a dit plusieurs fois, le tenait de lui. Louis de Saint-Marc était né à Aix le 6 octobre 1615, et était ainsi, à l'époque de sa mort, âgé de quatre-vingt-quatorze ans, dont il en avait passé soixante-onze dans la magistrature. Sa famille, éteinte depuis plus d'un siècle, avait fourni cinq conseillers au parlement d'Aix. Antoine de Saint-Marc, le premier des cinq, reçu conseiller en 1544, mort doyen de la cour en 1594, et bisaïeul de Louis, était originaire de Saint-Maximin, où il parait qu'il y avait encore des Saint-Marc à l'époque de l'assassinat de Luguet. 5 Ne se pourrait-il pas que l'intérêt public n'en eût été que le prétexte et non le véritable motif, et qu'il y eût eu quelque animosité de famille entre Louis de Saint-Marc et Luguet ? Dans les discordes civiles pareilles choses arrivent souvent, et nous en avons vu bien des exemples de nos jours.
Sur la ligne méridionale de cette rue, entre celles du Bourg d'Arpille et de La Cépède, est la maison qu'occupait, avant la révolution, Charles-François Bouche, avocat au parlement d'Aix. Petit-neveu du savant historien de Provence Honoré Bouche, Charles-François était né à Allemagne, près de Riez, le 17 mars 1737, et mourut à Paris ou à Versailles, vers 1795, étant membre du tribunal de cassation. Etant encore jeune, il entra dans la congrégation de l'Oratoire qu'il quitta plus tard pour se marier. En 1789, il fut député, avec Mirabeau, par le tiers-état de la sénéchaussée d'Aix, aux états-généraux du royaume, qui se constituèrent bientôt en assemblée nationale, et il s'y fit remarquer par l'exaltation de ses principes démagogiques, surtout par ses opinions contre le clergé, et par ses rapports sur la réunion du Comtat-Venaissin et de la ville d'Avignon à la France. Il est auteur de plusieurs ouvrages estimés, tels qu'un Essai sur l'histoire de Provence, suivi d'une notice des Provençaux célèbres, imprimé à Marseille en 1785, en deux volumes in-4° - Un traité sur le Droit public du Comté-Etat de la Provence, qui a eu deux éditions, à Aix, 1787 et 1788, un volume in-8°. - Une Notice historique et abrégée des anciens Etats de la Provence, Genève (Aix), 1787, in-4°, sans nom d'auteur. - Un Tableau général de la Provence, placé en tête du Dictionnaire géographique de cette province, imprimé à Aix, 1787, deux volumes in-4° - Plusieurs articles dans le Dictionnaire des hommes illustres de Provence par Achard, etc. Bouche est encore auteur des Annales historiques et raisonnées de la ville de Marseille, depuis 598 ans avant Jésus-Christ, jusque vers la fin du XVIIe siècle de l'ère chrétienne. Cet ouvrage n'a jamais été publié, et le manuscrit autographe, de plus de mille pages, fait partie de notre collection de manuscrits relatifs à l'histoire de Provence. Ce n'est jamais sans surprise que nous y lisons, dans un appendice, ce passage : " En 1757, les frères des Ecoles Chrétiennes furent introduits dans la ville. Ce fut un grand mal pour l'agriculture ; un peuple cultivateur ou artisan est plus utile qu'un peuple liseur et calculateur. " Qu'aurait dit le fougueux démagogue s'il avait vu approcher le jour où il y aura plus de bacheliers ès-lettres et de licenciés en droit que de laboureurs et de boulangers ?

Presque en face de la maison Bouche, est située celle où s'est marié, en 1810, et qu'a habitée pendant plusieurs années notre très honorable ami, M. Jean-François-Cyr Billot, né à Cucuron le 29 mars 1789, si connu par son inaltérable dévoûment à de hautes infortunes. Une protestation énergique, qu'il inscrivit courageusement de sa main sur les registres publics, en 1815, pendant les Cent-Jours, contre l'Acte additionnel qui proscrivait à jamais une auguste famille, lui valut, peu de mois après, d'être nommé juge au tribunal de première instance d'Aix et président de la cour prévôtale des Bouches-du-Rhône ; puis, conseiller à la cour royale de Metz ; de là, procureur général en Corse ; enfin, procureur du roi au tribunal de première instance de Paris. Il en exerçait les fonctions avec honneur et distinction, lorsque éclata la révolution de juillet 1830, et il s'en démit aussitôt, ne voulant se montrer ni parjure, ni ingrat. Il ne tarda même pas à s'attacher au sort de la royale famille exilée qu'il fut rejoindre à Holy-Rood, et qu'il suivit ensuite à Prague, à Goritz et à Froshdorff. Madame la duchesse d'Angoulême lui confia, bientôt après, l'administration d'une terre qu'elle possède au fond de la Hongrie, et l'auguste époux de cette princesse l'a nommé, en mourant, l'un de ses exécuteurs testamentaires. Il avait accompagné le convoi du roi Charles X ; il suivit encore celui du comte de Marnes. Ni l'éloignement de sa patrie, ni la rigueur du climat ne purent retenir madame Billot (Marie-Henriette Bertet, née à Aix, le 12 décembre 1786, dans la maison dont nous parlons) ; elle voulut, il y a quelques années, aller rejoindre son mari et revoir ses bienfaiteurs, auprès desquels ses enfants étaient déjà depuis plus longtemps, et c'est dans cette terre, en Hongrie (la Toba, près de Szegedin et de Mokrin), qu'est morte, le 7 janvier 1847, âgée de soixante ans et quelques jours, cette femme forte, que les regrets et l'estime de ses concitoyens ont suivie dans la tombe. Les pauvres des environs du château d'Emilienof béniront longtemps sa mémoire et diront à leurs enfants, que c'est en leur distribuant des secours, à l'occasion du renouvellement de l'année, dans une grande salle, qu'on n'avait pas pu chauffer convenablement malgré l'extrême intensité du froid, que s'est déclarée la maladie qui la leur a enlevée, le quatrième jour après qu'elle en a été atteinte.

L'ancien collége Royal-Bourbon qui , avons-nous dit plus haut, avait sa principale façade dans cette rue, était situé sur l'emplacement qu'occupait, au commencement du XIVe siècle, la maison de plaisance de Robert, dit le Sage ou le Bon, roi de Naples et comte de Provence, et passa, depuis, aux successeurs de ce prince au comté de Provence. Cette maison, qu'on appelait le Jardin du Roi, était entourée d'un beau jardin qui touchait, au nord, la rue actuelle des Bretons, et au midi, le chemin de la Torse ou du Tholonet, dans la partie basse de la rue que nous appelons aujourd'hui du Louvre ou de l'intendance ; il était bordé, au levant, par la rue actuelle des Jardins, et, au couchant, par celle de La Cépède. Charles III d'Anjou le légua, par son dernier codicille daté du jour de sa mort, 11 décembre 1481, à son bien-aimé écuyer de cuisine, Nicolas Jeannot, auquel le roi Louis XI confirma ce legs par ses lettres-patentes du 24 mars 1482. 6 Jeannot n'eut qu'une fille nommée Geneviève, qui épousa Georges de Just ou Justas, seigneur de Réal, de la ville de Marseille, d'où naquit Françoise de Just, femme d'Antoine de Gallaup-Chastueil, et principale fondatrice de l'hôpital de la Miséricorde d'Aix. 7 Celle-ci aurait dû recueillir, par succession, le Jardin du Roi ; mais sa mère s'étant remariée à N.... de La Cépède, institua son second mari son héritier universel, au préjudice de sa fille, et voilà comment la maison de La Cépède devint propriétaire de ce domaine. Nous avons vu ci-dessus, 8 qu'elle le vendit, en 1583, à la ville qui avait le projet d'y établir un collége sous la direction des Jésuites. De fortes oppositions ayant été faites par de puissants et nombreux habitants, ce projet ne fut pas mis alors à exécution et ne le fut pas davantage lors de l'édit d'Henri IV, du mois de janvier 1603, portant établissement dans la ville d'Aix, d'un collége, académie ou université, pour l'instruction de la jeunesse, tant en lettres humaines et philosophie, qu'en facultés de théologie, jurisprudence et médecine, sous le titre de Collége Royal-Bourbon. Les Jésuites n'ayant pu réussir à en obtenir la direction, il fut régi, jusqu'en 1621, par des séculiers ; mais à cette époque, par des lettres-patentes datées du 6 février de ladite année, les consuls d'Aix furent autorisés à établir et installer les Jésuites dans ce collége, ce qui eut lieu, sauf quelques modifications apportées par le parlement dans l'arrêt de vérification de l'édit. Les Jésuites régirent ce collége depuis lors jusqu'à leur suppression, en 1763, dont nous avons déjà parlé. 9 Ils eurent alors pour successeurs des séculiers qui furent remplacés, dix ans plus tard, par les pères de la Doctrine Chrétienne, et ceux-ci ont professé jusqu'en 1793, époque de l'abandon de ce collége.

 

1 Pag. 586, 611 et 612. Retour

2 Voyez ci-après, le Cours. Retour

3 Gaufridi fait probablement ici une erreur d'une année dans la date de cet événement, et Antoine de Félix, qui écrivait jour par jour, nous paraît plus exact en la rapportant à 1639 ; car ce n'est pas dans les petits mémoires de Gaufridi, mais dans son Histoire de Provence (ou ses grands mémoires) qu'on lit le récit de la mort de Luguet. - Voyez sur Ant. de Félix et sur Gaufridi, au 1er vol., pag. 196, 199, 577 et 599, aux not. Pitton, Hist. d'Aix, p. 395, dit aussi en 1638. Retour

4 Deux mois et quelques après la mort de Luguet et, ou dix mois environ avant, suivant la vraie date de cette mort. Retour

5 Voici ce que nous lisons dans les mémoires manuscrits d'Antoine de Félix, de Marseille " Dernier juillet 1639, Claude Luguet, natif du Puy en Auvergne, marié avec une fille de Saint-Maximin, de la maison de Saint-Marc, sœur de la femme de Martin le droguiste, ayant quitté le négoce de la place, se seroit jeté dans les partis avec le roy, où il auroit réussi. Néanmoins comme en cela il faschoit bien du monde, fut tué dans Aix, ledit jour, dernier juillet, par des hommes masqués dont on n'a jamais sçu le nom, qui entrèrent dans le Logis-de-Paris où il logeoit, et montèrent dans sa chambre pendant que les valets soupoient. " - Louis de Saint-Marc fut témoin, sur la fin de ses jours, de l'entrée du duc de Savoie en Provence, où ce prince fit le siége de Toulon et 1707. Quand on lui annonça cette nouvelle, son premier mot fut pour demander si l'ennemi avait tué les fermiers des droits du roi, auxquels il avait voué, toute sa vie, une haine implacable (An tua leis partisans ?). Si la réponse eût été affirmative, il parait qu'il se fût consolé de l'invasion du duc. Sa famille avait sa sépulture dans la première chapelle à gauche en entrant dans l'église des Dominicains, aujourd'hui de Sainte-Magdelaine, et c'est là qu'il est enterré avec tous les siens. Le nom patronimique de cette famille était Saint-Marc, et il ne faut pas la confondre avec les anciens seigneurs de la terre de Saint-Marc, voisine d'Aix, qui en ont porté le nom, telles que les Garde, les Puget et les Meyronnet. Retour

6 Remontrances de la noblesse de Provence au roy, par Noël Gailhard, Aix, Jean-Baptiste et Etienne Roize, 1669, in-f°, pag. 110 et 114. Retour

7 Voyez au 1er vol., pag. 78, not. 1, et pag. 164. Retour

8 Voyez ci-dessus, pag. 4, not. 1. Retour

9 Voyez au 1er vol., pag. 40 et 41. Retour